Association, association .
Mes collègues s’en sortirent à merveille. Je n’avais pas besoin d’être inquiète, et c’était tant mieux. Je le vivais plutôt bien, tout en espérant pouvoir bientôt récupérer mes clients. Malgré ma fatigue, le somnifère restait indispensable pour que mon esprit ne soit pas parasité par le reste. Je n’avais pas cherché à joindre Marc, le travail avait bon dos. Lui non plus n’avait pas essayé de m’appeler. Alice se contenta de ma promesse de faire de mon mieux pour venir. Adrien et Jeanne, ce fut une autre paire de manches. Si je n’acceptais pas, ils menaçaient de tous débouler chez moi, tenant à me rappeler mon pari perdu des vacances. Le vendredi soir, je pris mon courage à deux mains en envoyant un SMS de groupe : « Salut, je serai là demain ! » Mon téléphone bipa dans la seconde qui suivit, tout le monde manifesta son bonheur de me savoir parmi eux. Tous sauf un. Ç’allait être sympa comme soirée !
Qu’allais-je faire en me retrouvant face à Marc ? Et lui ? L’avantage d’être en compagnie de toute la troupe ; je pourrais éviter tout contact direct, ou faire semblant. Du moment qu’on ne se retrouvait pas coincés à table à côté, ça devrait le faire… Après avoir vidé mon dressing pour choisir ma tenue — et écarté les vêtements choisis par Alice une semaine plus tôt : j’avais besoin de toutes mes capacités et de me sentir forte pour affronter les prochaines heures —, je me rabattis vers l’option tailleur de week-end, slim et Pigalle. Moi d’habitude si ponctuelle, je trouvai le moyen d’arriver en retard. Enfin pas tant que ça, puisqu’en poussant la porte du restaurant, je les découvris tous autour du bar, attendant notre table et bavardant un verre à la main. Au moins, je pourrais choisir ma place. Marc était là, d’une main il tenait sa veste sur son épaule, les manches de sa chemise retroussées, il riait avec Cédric. Il me repéra avant les autres et riva ses yeux aux miens. Des réminiscences de nos baisers, de ses caresses m’envahirent, mon corps fut traversé de frissons, ma respiration se coupa un bref instant. L’espace de quelques secondes, j’eus l’impression que le resto était désert, que nous étions seuls. Je me forçai à me soustraire à son regard. Ça s’avérait déjà plus compliqué que prévu. Je me frayai un chemin jusqu’à eux, des exclamations m’accueillirent.
— Waouh ! Tu es là ! Comment va ton patron ? ricana Adrien. Il passe te choper à quelle heure ?
— Je lui ai proposé de passer prendre le dessert avec vous, ça te convient ?
Il éclata de rire. J’entamai la ronde des bises, en prenant tout mon temps. Et puis, avant que je n’arrive jusqu’à Marc, miracle ; le serveur nous annonça que notre table était prête, j’aurais pu lui embrasser les pieds pour le remercier. Personne ne sembla repérer que nous nous évitions, en tout cas je l’espérais. Pour détourner plus encore l’attention, je pris ma sœur par le bras et lui fis remarquer à quel point je la trouvais radieuse :
— Tu as une mine magnifique ! Tu as des choses à me raconter ?
— Rien de spécial, je suis heureuse, c’est tout, me dit-elle avec un grand sourire.
Prends-moi pour une idiote, Alice . Elle me cachait un truc, je comptais bien ne pas la lâcher du dîner pour qu’elle me crache le morceau… accessoirement, me concentrer sur elle éviterait que mon regard ne dévie trop vers Marc. Le savoir tout près de moi mettait mes sens en ébullition ; c’était insupportable de me sentir si faible face aux hormones ! Jeanne annonça qu’il était hors de question qu’on fasse « un côté mecs, un côté gonzesses à table ». Bingo ! La seule chose que je voulais éviter. Ce dîner allait s’avérer infernal, puisque, comme par un fait exprès, je me retrouvai à côté de lui. J’osai lui jeter un coup d’œil lorsque la sentence tomba ; il baissa le visage, en se pinçant l’arête du nez, puis mit ses lunettes. Je fis le tour de la table pour rejoindre ma place, il m’aida avec ma chaise, sans dire un mot ni me regarder et attendit que je sois assise pour s’installer à son tour. À partir de là, je discutai, ris, répondis aux questions qu’on me posait, en étant pleinement consciente que si le lendemain on me demandait de quoi nous avions parlé, je n’en aurais aucune idée. Mais j’étais bien, je nageais comme un poisson dans l’eau avec eux. Et dire que pendant des mois, des années, je m’étais passée de ça. Sans échanger un mot avec Marc, nous avions une chorégraphie bien rodée faisant en sorte de ne jamais nous adresser directement l’un à l’autre. Quand il posait son bras sur la table, je reculais dans le fond de ma chaise, et inversement. La seule chose qui me fit palper sa tension fut qu’il passa son temps à remonter sa montre ; au moins, elle ne risquait pas de s’arrêter ! Sauf qu’après le plat, il se mit à gesticuler, ne tenant plus en place, sa jambe gigotant compulsivement sous la table, je me retins de poser la main sur sa cuisse pour qu’il cesse, car nous avions beau mettre le maximum de distance physique entre nous, je sentais son corps de plus en plus près de moi, et ça devenait intenable. Je n’avais qu’une envie ; que tous les autres disparaissent, me retrouver en tête à tête avec lui pour régler cette histoire, ou bien me jeter sur lui, j’hésitais encore. Il craqua le premier :
— Je vous abandonne cinq minutes, nous annonça-t-il en se levant.
Il se pencha et fouilla dans les poches de sa veste en velours. Je ne pus m’empêcher de me tourner ; nos visages furent tout proches, je fixai ses lèvres, lui les miennes. Il se redressa vivement, son tabac à rouler à la main et prit le chemin de l’extérieur. J’avalai la fin de mon verre de vin rouge et croisai le regard curieux et amusé d’Alice. Il me fallait d’urgence une issue de secours. Les joues en feu, j’interpellai Adrien :
— Ce sont tes quarante ans l’année prochaine ! Tu vas nous organiser une fête ?
— Plutôt deux fois qu’une ! La date est presque calée !
— Déjà ?
Je n’avais plus qu’à croiser les doigts pour que je puisse y aller, hors de question que je rate cette soirée. J’avais besoin de mes amis, j’avais repris goût à être avec eux, je les aimais, ils avaient retrouvé une place dans ma vie.
— Pas d’embrouille, Yaël ? Tu seras là ? C’est en partie à cause de toi que je me décide si tôt ! Je veux te voir danser sur les tables !
— Je ferai tout pour… je te le promets… En revanche, pour ce qui est de danser sur les tables…
— C’est ce qu’on verra !
Adrien partit dans son délire, l’attention se tourna vers lui, je m’enfonçai sur ma chaise. Quelques minutes plus tard, je sentis la présence de Marc avant même qu’il soit revenu à sa place. Le parfum de son tabac me tourna la tête et me donna envie de me coller à lui.
— Ça vaut pour toi aussi ! lui ordonna Adrien. En même temps, je sais déjà que tu seras là, puisque vous viendrez ensemble avec Yaël.
Il passa à autre chose dans la foulée alors que Cédric s’étouffait en buvant une gorgée de vin. Quant à Jeanne et Alice, elles gloussèrent comme si elles avaient quinze ans. Je restai imperturbable.
— De quoi parle-t-il ? me demanda Marc en se penchant vers moi, un bras sur le dossier de ma chaise.
Tu cherches quoi, Marc, là ? À me provoquer ?
— Ses quarante ans, lui répondis-je sans le regarder. L’année prochaine…
Je me redressai pour reprendre le fil de la conversation de groupe. Marc ne changea pas de position et s’inséra à son tour dans la discussion. J’allais devoir rester raide comme un piquet pour éviter d’avoir l’impression d’être dans ses bras si je me calais à nouveau dans le fond de ma chaise.
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