Il se redressa et son attention se dirigea vers son écran ; il en avait donc fini.
— Yaël, entendis-je mon assistante m’appeler. Vous voulez déjeuner ? Il est 13 h 30.
— Quoi ? Déjà !
Je soupirai et me calai au fond de mon fauteuil en la regardant, dépitée.
— Vous n’irez pas chez le coiffeur ce midi ? me demanda-t-elle d’un air complice.
Tout sauf ça ! Aurais-je perdu tout mon crédit la veille ? Je n’avais ni le temps ni l’énergie à consacrer au souvenir du 5 à 7 avec Marc. Elle voulait être gentille, aussi ne m’énervai-je pas après elle. Malgré tout, elle n’avait pas intérêt à prendre trop de liberté, on n’était pas copines, loin de là !
— Je n’ai pas le temps, Bertrand veut que les choses avancent, lui répondis-je en me redressant.
— Venez grignoter quelque chose avec nous dans la kitchen, alors.
— J’arrive, merci.
Elle tourna les talons. Et je marquai un temps d’arrêt. Était-ce vraiment moi qui avais dit « j’arrive, merci » ? À première vue, oui, puisque je pris ma tablette et la suivis. Une grande partie de l’équipe déjeunait là, dans une ambiance détendue, joviale, même. À ma grande surprise, ça sentait la cuisine, les épices. Et le gras ! Personne ne mangeait les plats livrés par les traiteurs de Bertrand. Dès qu’ils remarquèrent ma présence, les rires cessèrent. En silence, ils me firent une place autour de l’îlot. Sans que je sache qui me l’envoyait, un plateau de sushis glissa jusqu’à moi. J’en attrapai un avec des baguettes, et continuai mes recherches sur le net. Comment allais-je faire pour m’en sortir ?
— J’ai besoin de vous, annonçai-je brusquement à mes collègues.
Ils me regardèrent bouche bée. Au point que je fus à deux doigts de me retourner pour voir si quelque chose ou quelqu’un se cachait dans mon dos.
— On t’écoute, me répondit Benjamin.
— On finit de déjeuner tranquillement, et on s’installe après en salle de réunion, pour ceux qui n’ont rien de prévu, évidemment. Ça vous va ?
J’eus droit à des hochements de tête en guise de réponses. Au moment de quitter la kitchen , j’eus envie de rire, en les voyant sortir un vaporisateur de Febreze pour camoufler les odeurs de cuisine. Je découvrais dans cette agence des habitudes dignes d’une double vie.
Lorsqu’un peu plus tard toute l’équipe fut réunie autour de la table, je leur annonçai la décision de Bertrand et le délai très court qu’il nous restait pour déterminer un nouveau plan d’attaque. Des murmures de mécontentement s’élevèrent. Ensuite, je fis ce que j’avais toujours refusé, tant c’était inconcevable pour moi :
— Voilà mes rendez-vous de cette semaine, comme vous le constatez, il y en a beaucoup : une vente aux enchères, une négo, une conf’ call, etc. En sachant que Bertrand va me transférer plusieurs des siens. Qui peut prendre en charge les miens ?
Mes collègues me fuyaient du regard, aucun ne se proposant.
— Vous êtes tous pris ?
Silence…
— Tout le temps ? paniquai-je.
Benjamin soupira profondément et s’accouda à la table en jetant des regards à droite et à gauche, avant de me scruter.
— Non, écoute, ce n’est pas ça, me dit-il.
— C’est quoi alors ?
Il lança un dernier coup d’œil aux autres, qui le fixaient l’air l’affolé, comme s’il relevait de l’hôpital psychiatrique.
— OK, je m’y colle. Je vais te dire ce qui nous retient de te rendre service… On va t’avoir sur le dos si on te remplace, tu vas nous faire vivre l’enfer.
C’est de bonne guerre.
— Je comprends. Mais je vous jure que c’est fini, ça. Consultez le fichier clients pour connaître leurs habitudes et demandez-moi s’il vous manque des infos, je serai disponible. Et après, je vous promets de vous laisser travailler en paix et de ne pas vous emmerder… S’il vous plaît ?
— Incroyable, tu as dit le mot magique, se moqua gentiment Benjamin. Allez, balance !
Il tendit la main, je lui passai mon emploi du temps, et il fit signe à tous les autres de regarder de plus près. Timidement, ils se dévouèrent chacun à son tour.
— Merci beaucoup…
Quel soulagement ! Je n’en revenais pas d’avoir fait ça, et sans trop de difficulté.
— Maintenant, passons à la prospection. Ça a beau être mon projet, je ne le mènerai pas à terme sans la mobilisation de chacun, j’ai besoin de vous et je souhaite que cela soit un travail collectif. J’attends vos idées, vos connaissances, bref tout ce que vous pouvez apporter ! Commençons par le salon. Ça vous parle, le nautisme ?
— Je fais de la voile depuis que je suis gamine, j’aurais deux ou trois petites choses à vous apprendre, nous déclara l’interprète de russe, visiblement satisfaite et fière d’elle.
C’était bien la première fois que je la voyais sourire en ma compagnie.
— Génial ! Tu sais où tu seras la première semaine de décembre.
Ce brainstorming improvisé permit de défricher le terrain, chacun y allant de son idée, dans la concentration et la bonne humeur générale. Ceux qui n’avaient pas d’obligations restèrent tout l’après-midi avec moi. Je fus soulagée de sentir que je pouvais m’appuyer sur toute l’équipe et je travaillai avec eux sans feindre le plaisir d’être en leur compagnie. Ça me donnait la pêche et pas de migraines, malgré nos conversations à bâtons rompus.
J’aurais pu continuer encore longtemps comme ça si on ne m’avait pas fait remarquer qu’il était plus de 20 heures et que certains étaient attendus chez eux.
— Je suis désolée, je n’ai pas vu le temps passer. Merci à tous, à demain. Je vous tiendrai au courant du feed-back de Bertrand. Bonne soirée.
L’agence me parut bien vide d’un coup. Je n’étais pas loin de me sentir seule ; ça m’arracha un sourire ! Moi, je me sentais seule sans mes collègues, c’était risible. Après avoir envoyé à Bertrand mon compte rendu, je m’attaquai aux mails du jour, auxquels je n’avais pas pu répondre dans la journée. Entre deux, j’écoutai un message d’Alice : « Salut, sœurette, je venais aux nouvelles. Chez nous, tout va bien. On a prévu de faire garder les enfants samedi soir pour se faire un resto avec tout le monde. Tu viens ? Rappelle-moi vite. Bisous. » Ça n’avait pas duré longtemps pour que je me retrouve dans la situation que je craignais. Tout le monde, ça voulait dire Marc compris. Fatiguée à l’avance par ce qui m’attendait, je posai le front sur le clavier en braillant un « merde ».
— Un problème, Yaël ?
— Oups…
C’était sorti tout seul. Je sursautai, écarlate. Bertrand, visiblement amusé par mon attitude, pénétra en salle de réunion, et s’assit sur le rebord de la table en positionnant correctement son pantalon de costard.
— Non, non, tout va bien. Vous avez eu mon mail ?
— C’est pour ça que je viens te voir, c’est du bon boulot. Tu as réagi vite en impliquant toute l’agence, c’est une très bonne idée.
Yes ! Yaël : Two points ! J’eus brusquement envie d’écouter de la musique et de danser de joie. Il y avait quoi dans le café de ce midi ?
— Tant mieux, j’espère récupérer les accréditations en fin de semaine.
— Très bien. Et à tes heures perdues, commence déjà à préparer un prochain salon pour le printemps en piochant dans ceux que tu avais déjà repérés.
Quelles heures perdues ? La masse de travail s’accumulait de façon exponentielle. Il se releva, prit la direction de la sortie, mais stoppa son geste et me regarda par-dessus son épaule, l’œil plein d’ironie.
— Tu as délégué… tu as eu raison… C’est le métier qui rentre…
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