J’éclatai franchement de rire.
— Mais ce Bertrand, il n’a pas de vie, à côté ?
— Pas que je sache.
— C’est d’un triste… Enfin… c’est bête que tu sois prise, tu aurais pu dîner à la maison, on a Marc ce soir.
— Ah…
Mon omelette devint absolument magnifique ; je la détaillai du regard et avec la fourchette.
— Cédric l’a eu au téléphone hier, il a l’air d’être en forme.
Avant ou après la porte cochère ?
— Tu as eu de ses nouvelles depuis le retour ? voulut-elle savoir.
J’aurais donné n’importe quoi pour tout lui raconter, ça m’aurait soulagée, mais je ne pouvais pas. Dès qu’elle saurait que Marc m’avait embrassée la veille, Alice ne serait plus gérable, d’autant plus lorsqu’elle apprendrait qu’il avait pris la fuite ; parce que c’était bien ça qui s’était passé. Obsédée par ce que j’avais ressenti, j’avais occulté la fin plus que brutale de ce baiser. Ma sœur irait lui demander des comptes. Ce n’était pas à elle de le faire, mais bien à moi. Je devais régler le problème toute seule, sans l’aide de personne. Mais avant ça, je devais déjà réussir à comprendre ce qui m’était tombé sur la tête avec ce baiser. Le simple fait d’y repenser me fit pousser un profond soupir.
— Ça va ? me demanda ma sœur, me tirant de mes pensées.
Question discrétion, c’était raté ! Je lui lançai un petit regard timide. Je ne pouvais pas la mêler à ça, et pourtant Dieu que j’aurais eu envie de me confier à elle.
— Euh… oui, oui… ça va…
— Alors, Marc ?
— Euh… non, aucune nouvelle, lui répondis-je avant d’avaler une bouchée qui faillit passer de travers.
J’avais réservé une table dans un grand restaurant japonais, les plats étaient préparés sous le nez des clients par trois grands chefs de cuisine traditionnelle. La décoration était tout ce qu’il y a de plus nippone. L’ensemble ne pouvait que satisfaire les exigences de Bertrand. En y arrivant, je me promis de mettre Marc de côté le temps du dîner et de me concentrer sur le travail. Ensuite, j’aviserais.
Jusqu’au dessert, Bertrand nous laissa parler les uns avec les autres de la pluie et du beau temps dans une ambiance assez détendue, bien que lui n’ait pas fait tomber le costume. Je n’avais rien à dire, moi non plus. Je me surpris à trouver agréable de faire plus ample connaissance avec les personnes avec qui je passais plus des trois quarts de mon temps ; jusque-là, je ne m’étais jamais intéressée à eux, à leur vie, leurs goûts ou leur intérêt pour l’agence et le travail. Au tout début du dîner, je dus me creuser la tête pour me souvenir que le responsable du service de traduction, mon voisin de table en l’occurrence, s’appelait Benjamin. Je ne pensais à mes collègues qu’à travers leur fonction, jamais avec leur prénom. Et à ma grande surprise, moi qui le considérais comme la pire espèce de tire-au-flanc, j’échangeai facilement avec lui, et découvris à quel point lui aussi aimait son métier. Du coin de l’œil, j’observais régulièrement notre patron ; il intervenait peu dans les conversations, pianotant sur son téléphone, mais il parvenait toujours à avoir le bon mot au bon moment. De l’extérieur, on aurait pu penser qu’il gérait ses mails, moi j’aurais mis ma main au feu qu’il prenait des notes sur ce qui se déroulait sous ses yeux. Ce qui m’étonna par-dessus tout, ce fut sa connaissance des uns et des autres. J’étais véritablement impressionnée par ses capacités d’adaptation à ses salariés.
Lorsque le café fut servi, il se redressa, et exigea notre attention.
— Avant toute chose, félicitations à chacun d’entre vous pour le travail accompli au premier semestre. Maintenant que l’été est passé, vous êtes reposés, et j’ai le sentiment qu’un esprit d’équipe est en train de naître…
Il me lança un regard discret, mais qui, je suis sûre, n’échappa à personne.
— Je vous demande de mettre les bouchées doubles, et ce dès lundi. Je suis en réflexion pour développer l’agence. Pour tout vous dire, il n’est pas exclu que j’ouvre un bureau à l’étranger. Je prendrai ma décision d’ici la fin de l’année. En conséquence, vous devez me prouver que vous êtes capables de gérer le stress, la pression et un rythme soutenu. Les quatre prochains mois, je ne veux pas entendre parler de bobos, d’enfants, d’arrêts maladie, ni de demandes de congés. Si certains ne s’en sentent pas capables, nous prendrons rendez-vous et le problème sera réglé. Inutile de s’acharner. Pour les autres, c’est un véritable défi avec de nombreuses perspectives d’avenir, des déplacements ainsi que des augmentations de salaire à la clé. La prime de Noël bénéficiera d’un bonus si nous avançons tous dans le même sens.
Son regard passa sur chacun, sauf moi. Certains échangèrent des coups d’œil, d’autres se raidirent, déjà affolés par la période qui nous attendait.
— Quelqu’un a-t-il des questions avant que je poursuive ?
Personne ne broncha, il ne valait mieux pas, de toute façon.
— Yaël a récemment évoqué avec moi la possibilité d’étendre nos champs d’action. Elle va se charger de développer ce projet en plus de ses clients habituels. Cependant, à terme, tout le monde devra s’impliquer d’une façon ou d’une autre. Je la laisse vous expliquer en détail. À toi !
Encore un de ces tests dont il avait le secret. Je ne me laissai pas démonter, tout était parfaitement clair dans ma tête. Tous les regards convergèrent vers moi. C’était parti ! Les mots sortaient tout seuls. J’eus l’attention de tous les membres de l’équipe durant le quart d’heure suivant, au même titre que Bertrand précédemment. C’était grisant. Surtout que, contre toute attente, mes collègues semblèrent tous intéressés par ce que je leur proposais. J’étais prête à me faire fusiller du regard, et non, rien, pas un soupçon de colère ou de reproche, plutôt des hochements de tête approbateurs. Étions-nous véritablement en train de former une équipe ? Cette idée me plaisait, je devais le reconnaître. Mon intervention conclut la soirée. Bertrand ne chercha pas à me retenir pour débriefer ma prestation. Chacun eut droit à son taxi en quittant le restaurant. Tout le monde se souhaita cordialement un bon dimanche et rentra chez soi.
Je passai le mien à travailler sans sortir de chez moi, et sans m’habiller, grande nouveauté ! Cette mise en avant de la veille boostait ma motivation si besoin en était. La seconde étape vers l’association était en cours. Je n’avais plus qu’à rester concentrée sur mon objectif, sans me laisser distraire. Pourtant, j’avais beau mobiliser tous les moyens à ma disposition, le souvenir du baiser avec Marc ne cessait de revenir me hanter. Et il avait osé me dire : « Oublie ça. » Comme si c’était facile ! C’était quoi son problème ! Il n’avait pas le droit de me faire ça ! J’étais censée réagir comment ? Ça me bouffait, ça m’envahissait. Résultat des courses : je me couchai furibarde et renouai avec les nuits blanches. Même mes longueurs matinales ne parvinrent pas à me calmer. Pourquoi avait-il fait une chose pareille ? Et au pire moment !
La matinée fut catastrophique. D’une humeur de chien, j’étais allée à mon bureau sans adresser la parole à personne. En contactant une organisatrice de salon, je me trompai de langue, parlant anglais avec un accent plus prononcé encore que celui de ma mère ; la pauvre femme fut totalement décontenancée, et crut à un canular téléphonique lorsque je me repris et m’adressai à elle en français, si bien qu’elle me raccrocha au nez. Ensuite, Bertrand m’appela dans son bureau pour me présenter un nouveau client, la rencontre se déroula parfaitement jusqu’au moment où mon regard accrocha la montre de l’homme, une Jaeger-LeCoultre, et je ne dis plus un mot, ne pensant qu’à la main de Marc remontant le mécanisme de la sienne. Pour finir, Benjamin, le responsable du service traduction, vint me trouver après la pause déjeuner, que j’avais moi-même sautée, souhaitant mon avis sur une subtilité de langage, je parcourus la feuille qu’il me présenta sans chercher à comprendre.
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