Il se remit debout et retourna derrière son bureau.
— Je serai là, lundi, lui annonçai-je.
Il planta un regard dur dans le mien.
— Ne m’oblige pas à prendre une décision plus radicale.
Ma respiration se coupa, je mis ma main devant ma bouche. Ça virait au cauchemar. Vaincue, j’étais vaincue, ne me restait plus qu’à obéir à mon patron, mon patron qui préférait se passer de moi. Le dos courbé, les épaules rentrées, je pris la direction de la sortie.
— Repose-toi, Yaël, l’entendis-je me dire alors que je refermais la porte de son bureau.
Je ne voulais pas me reposer, je voulais travailler, encore et encore. Je récupérai mon sac à main, regardai l’agence comme si c’était la dernière fois. Ces trois cents mètres carrés étaient davantage chez moi que mon appartement, il n’y avait que là où je me sentais bien, à ma place, rassurée, sûre de moi. Je restai plus de vingt minutes sans bouger sur le trottoir au pied de l’immeuble. Il était plus de 20 h 30, que pouvais-je faire d’autre que d’espérer me réveiller de ce cauchemar ?
— Je peux vous aider, mademoiselle ? me demanda un passant.
Son inquiétude me fit comprendre que mes joues étaient toujours ravagées par les larmes. Depuis combien de temps n’avais-je pas pleuré ainsi ? Ni même pleuré tout court ?
— Non, lui répondis-je méchamment pour qu’il me laisse en paix.
Je sentis mon téléphone vibrer dans mon sac, je balançai son contenu à mes pieds en me mettant à quatre pattes, sur le trottoir. Il regrettait, ça ne pouvait être autre chose.
— Bertrand ! pleurai-je dès que je décrochai.
— Yaël ! me dit la voix toute joyeuse d’Alice.
— Oh, murmurai-je, c’est toi…
— Mon Dieu ! Yaël ! Que t’arrive-t-il ?
— J’ai fait une connerie au boulot ! criai-je. Et Bertrand m’a mise en congé, je suis complètement perdue, je ne sais pas quoi faire.
Je me mis à faire les cent pas sur le trottoir, en sanglotant.
— Oh… tu m’as fait peur, souffla-t-elle dans le combiné. Calme-toi. Tu vas prendre un taxi et venir nous rejoindre, on est tous ensemble, ça va te faire du bien ?
— Je ne veux voir personne, je vais rentrer chez moi.
— Je te préviens, si tu n’es pas là dans l’heure, on vient te chercher !
Toute négociation semblait inenvisageable.
— Je n’ai pas de voiture, je n’ai pas le courage de venir jusqu’à chez vous.
— Ça tombe bien, on est chez Marc. Il paraît qu’il t’a laissé un message et que tu ne l’as pas rappelé.
Que venait faire Marc dans cette histoire ? Marc par-ci, Marc par-là ! Ils n’avaient que ce prénom à la bouche ! Maintenant, ça me revenait, j’avais bien vu qu’il avait essayé de m’appeler. Je cessai de marcher.
— Attends, je te le passe ! Marc !
— Non, lui répondis-je, trop tard.
— Yaël ?
— Bonsoir.
— Tu viens, finalement ?
— Ça ne sert pas à grand-chose, je ne suis pas en forme.
— Raison de plus ! J’habite au-dessus de la brocante. Tu te souviens de l’adresse ?
— Oui.
— À tout de suite.
Et il raccrocha. Dans la seconde qui suivit, je reçus un SMS de ma sœur : « Les garçons sont prêts à venir te chercher. » « J’arrive », lui répondis-je, contrainte et forcée. Quand Alice prenait les choses en main, il n’y avait rien à faire d’autre que de lui obéir. Pourtant, j’avais envie d’y aller comme de me pendre. De toute façon, où que je sois, j’aurais eu la même envie de me tresser une corde.
Vingt minutes plus tard, le taxi me déposait devant la brocante.
— Je viens t’ouvrir ! me cria Marc d’une fenêtre du premier étage.
Quelques secondes lui suffirent pour descendre, je distinguai sa silhouette se mouvoir dans la pénombre de sa boutique, dont il finit par ouvrir la porte, le sourire aux lèvres.
— Tu ne vas pas rester là, sur le trottoir ?
À contrecœur, je franchis le seuil. Il ne put que remarquer ma sale tête, il ne dit rien. Pourtant, il y avait matière. Je n’avais pas eu le courage de me remaquiller dans le taxi, j’avais concentré mes efforts pour cesser de pleurer, refusant que mes amis me voient ainsi. Vu l’agitation de ses mains et son attitude de plus en plus coincée, il ne savait pas trop comment s’y prendre.
— Alice nous a dit que tu avais eu un petit problème au boulot ?
— C’est pire que ça ! Mon patron m’a mise en congé.
Ses épaules tombèrent et il me regarda, l’air interloqué.
— Ah bon ! Ce n’est que ça ! Tu devrais t’en remettre. Les vacances, ce n’est pas si horrible que ça.
Il éclata de rire et ajouta :
— Qui se plaint d’être en vacances !
Ça y est, il était détendu, lui ! Affligée, je levai les yeux au ciel. Comment avais-je pu imaginer une seule seconde qu’il comprenne ?
— Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre.
— Il n’y a pas grand monde qui te comprenne, j’ai l’impression. Faudra que tu m’expliques, me dit-il avec un sourire en coin. Suis-moi.
Il m’attrapa par la main et m’entraîna dans la brocante, je me dégageai vivement. J’étais encore capable de marcher sans l’aide de personne. Sauf que je n’avais pas fait dix pas que je me cognai violemment le bras contre un meuble.
— Aïe !
— Tu veux que j’allume ?
— Ranger serait une meilleure idée ! Je n’ai jamais vu un bordel pareil !
— C’est ce qui fait le charme de l’endroit, on n’est pas chez Ikea ici. Viens par là.
Il passa un bras dans mon dos pour me guider jusqu’à une porte tout au fond qui menait à l’escalier de l’immeuble, je me laissai faire. Avant de pénétrer chez lui, je marquai un temps d’arrêt, sentant mes nerfs craquer à nouveau. Je regrettais d’être venue ; j’aurais donné n’importe quoi pour pouvoir aller me terrer quelque part, seule, sans personne à qui parler. J’entendais des éclats de rire, de la musique. La main de Marc sur mes reins me força gentiment, mais sûrement, à avancer. L’appartement me sembla assez grand, une entrée menait au séjour, dont les deux fenêtres donnaient sur la rue, et j’eus le sentiment de plonger dans une série TV des années 60. À commencer par la lampe Arco. Un grand canapé en palissandre et cuir vert olive occupait une partie de l’espace, flanqué d’une table basse Le Corbusier, avec en vis-à-vis un fauteuil et une chauffeuse en tissu chiné moutarde. Qui aurait pu imaginer que Marc vivrait un jour dans un endroit pareil ? Ça n’était pas à mon goût bien sûr, il y avait beaucoup trop de choses, mais on sentait qu’il avait mis un soin particulier dans l’aménagement et la déco de son appartement. Ça ne ressemblait en rien à l’image que j’avais de lui. Comme nous tous, il avait changé. J’eus le temps de dire bonjour à tout le monde, de m’asseoir dans le canapé et de prendre le verre de vin rouge que me tendit Marc avant que les remarques fusent.
— Je propose qu’on trinque aux vacances de Yaël ? dit Adrien en se levant. C’est un miracle qui vient de se produire.
— Tu es le roi des cons ! Pour moi, c’est un cauchemar !
Ma voix se brisa, je baissai la tête et serrai les poings.
— Je risque de perdre mon boulot, leur annonçai-je, lugubre.
— Est-ce que quelqu’un peut lui expliquer la différence entre des vacances et se faire virer ? hurla Adrien, les deux mains sur le sommet de son crâne.
— Il ne t’a pas viré, me dit Cédric. Il t’a demandé de prendre des congés, ça n’a rien à voir. Finalement, il n’est peut-être pas si con.
Je le fusillai du regard. Ils me fixaient tous comme si je débarquais d’une autre planète, une fois de plus personne ne faisait d’effort, la gravité de la situation leur passait au-dessus. Alice vint s’installer à côté de moi, et m’entoura de ses bras. Pousse-toi, Alice. Ne me touche pas. Ça m’étouffe.
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