— Je dors où ?
— Dans ta chambre ! me répondit Alice, surprise que je puisse poser une telle question.
Ma chambre… je ne l’avais plus depuis bien longtemps. C’est vrai que mes parents me le rappelaient souvent, convaincus que ça pouvait me faire venir.
— Je ne vais pas te cacher que d’autres y ont déjà dormi, mais tu es là, c’est ta place, poursuivit-elle.
Pour y accéder, il fallait traverser la cuisine, puis la buanderie, c’était la seule chambre ouverte sur la terrasse et la piscine. Et surtout la seule avec sa salle de bains privative. J’étais sauvée ! Cinq ans plus tôt, papa avait souhaité ajouter une seconde salle de bains à la maison. Je me souvenais qu’à l’époque j’avais bataillé pour que nous échangions, il n’y avait rien eu à faire ; je venais déjà de moins en moins souvent et toute la famille avait décidé que je devais avoir le maximum de confort le peu de fois où je me déplaçais jusque-là. Alice m’expliqua la répartition des couchages ; elle et Cédric avaient leur chambre habituelle, Adrien et Jeanne étaient dans celle des parents, les enfants tous les trois dans le dortoir. Quant à Marc, il hériterait de la mezzanine du salon, disons plutôt qu’il la retrouverait puisqu’il avait toujours dormi là lorsque nous y venions étudiants.
— On te laisse t’installer, me dit ma sœur. C’est bon de te voir là. Tu nous rejoins à la piscine ?
— Tout à l’heure.
Elle embrassa ma joue et sortit par la porte-fenêtre de ma chambre. Je luttai contre le découragement en évitant de m’écrouler sur mon lit, dont le sommier devait toujours autant grincer. J’accrochai ma veste au portemanteau, et vidai ma valise dans la commode, sans me changer, ça n’aurait pas servi à grand-chose. Ensuite, n’ayant pas de temps à perdre, je partis en quête de la box dans l’entrée, puis dans le séjour, et jusque dans le buffet de la salle à manger… impossible de la trouver. Je rejoignis la terrasse où l’odeur de barbecue m’écœura.
— Alice ! Où papa a mis la box ?
— Quelle box ? brailla-t-elle de la piscine.
Ça commençait à bien faire. À peine une heure que j’étais là et ils me sortaient tous par les yeux, à commencer par ma sœur !
— Bah, la box, internet, tout ça quoi ! La communication avec le monde extérieur, ça te parle ?
— Il n’y en a pas, me répondit-elle sèchement.
— Plus pour longtemps ! répliquai-je, horrifiée.
J’appelai les parents sans plus réfléchir.
— Ma Yaël ! s’exclama mon père. Alice nous a appris que tu étais à la Petite Fleur ! Alors comment trouves-tu la maison ?
— Très bien, papa !
— Va faire un tour dans la grange, je voudrais ton avis…
— On verra, le coupai-je. Tu n’as pas installé internet ?
— À qui voudrais-tu que ça serve ?
À moi . Et comme d’habitude, je me dégonflai face à mon père.
— Tu veux parler à maman ?
— Non, je la rappellerai, je vous embrasse.
— On est heureux de te savoir à la maison.
Qu’avaient-ils tous à me dire ça ? Ça devenait franchement pénible.
Dès que je raccrochai, j’établis mon camp de base dans le séjour et plus précisément sur la table de la salle à manger, j’avais réfléchi, je n’allais pas laisser la situation s’envenimer, il fallait provoquer le destin. J’installai mon hot spot, en priant le Bon Dieu pour que le réseau ne fasse pas trop des siennes. Je me sentis mieux lorsque je pus enfin me connecter au serveur de l’agence, comme si l’air devenait plus respirable. Aucun nouveau mail sur ma boîte : incompréhensible. À moins que Bertrand ait vite réagi : il pouvait très bien rediriger tout mon courrier vers sa boîte à lui — réaction qui aurait prouvé sa détermination. Je décidai de lui écrire :
Bertrand,
Je vous prie encore de m’excuser pour mon coup de fatigue en fin de semaine dernière, cela ne se reproduira plus.
Pourriez-vous réactiver mes mails ? Je souhaiterais me tenir informée de l’avancée de mes dossiers durant mon séjour à Lourmarin. Je vous remercie à l’avance.
Comment s’est déroulée la signature du contrat avec notre client ce matin ? Est-il satisfait de la prestation ?
Dans l’attente de vos nouvelles,
Bien à vous,
Yaël.
Ensuite, je m’attaquai à Gabriel. Pour revenir plus tôt à l’agence, j’étais même prête à m’écraser devant ce sale type ! Je mis Bertrand en copie.
Bonjour Gabriel,
J’espère que la signature du contrat vous satisfait. Je vous souhaite une grande réussite dans ce nouvel investissement.
Je tenais à m’excuser pour ma baisse de régime vendredi. J’espère pouvoir collaborer à nouveau avec vous très prochainement. Je ne suis pas à Paris actuellement. Cependant, je saurai me rendre disponible si vous avez besoin de mes services.
Transmettez mes amitiés à votre femme, je ne manquerai pas de lui rendre visite à l’Atelier.
Bien à vous,
Yaël.
Il ne me restait plus qu’à attendre. Je levai le nez de l’écran et découvris l’activité autour de moi : une vraie fourmilière. Les uns et les autres passaient sous mon nez, les bras chargés de vaisselle et de victuailles. Ça va s’arrêter quand ? Il y en a pour un régiment !
— À table ! s’exclama Cédric.
— Ça vaut pour toi aussi, me dit Jeanne en tapotant sur la table.
À reculons et sans aucun appétit, je me rendis sur la terrasse, où le couvert avait été mis. Les enfants, encore en maillot, se faisaient servir par leurs mères respectives. Quant à Adrien et Cédric, ils s’apprêtaient à s’asseoir eux aussi en maillot de bain et torse nu, attendant certainement de se faire servir par leurs femmes. Sauf que Jeanne leur lança un coup d’œil furibard. Adrien, au garde-à-vous, fila dans la maison et revint avec deux tee-shirts.
— C’est mieux comme ça, les félicita-t-elle.
— Nous, ça ne nous dérangerait pas que vous mangiez les seins à l’air, lui répondit son mari.
— Les enfants ! crièrent en chœur les filles.
— Que fais-tu dans ton coin ? m’appela Cédric.
Je franchis le seuil de la terrasse et pris à mon tour place à table.
— Tu te souviens du concept ? continua-t-il. On met tout sur la table et chacun se sert. Les vrais repas sont pour le soir ! Bon app’ !
J’attrapai une tomate, la coupai et mis dessus un filet d’huile d’olive ; je ne pourrais rien avaler de plus, mon appétit ne revenant toujours pas. Mon estomac restait désespérément noué. Le brouhaha était tel à table qu’une nouvelle migraine se déclencha. Je n’ouvris pas la bouche : rien à dire. Je me contentai de les observer : souriants, ornés des premiers coups de soleil, évoquant les parties de pétanque dès l’arrivée de Marc. J’esquivai le dessert en débarrassant mon assiette, et allai gober un Doliprane dans la cuisine.
— Ça va ? Ça a été ? me demanda Alice en me rejoignant.
Merveilleux ! Au fait, merci pour le mal de crâne ! Je me forçai à sourire en hochant la tête.
— Tu vas pouvoir te baigner en paix dans peu de temps, les enfants sont interdits de piscine en début d’après-midi.
— Merci pour l’info. Je vais bosser un peu avant.
— Tu vas quoi ? s’étrangla-t-elle.
— Ne dis rien.
Je tournai les talons et retrouvai mon écran pour actualiser ma boîte mail. Rien. Le déjeuner de Bertrand s’éternisait peut-être…
Je restai enfermée dans la salle à manger un bon bout de l’après-midi sans chercher à parler à qui que ce soit. Les rires de la terrasse et les jeux dans la piscine parvenaient jusqu’à mes oreilles. Je mis à jour une dernière fois — avant la prochaine — mes mails, et décidai de me montrer. Je retirai mes chaussures et en deux secondes, j’oubliai mon mètre soixante-quinze artificiel. J’étais petite, en réalité. Le carrelage frais glaça ma voûte plantaire, en me retrouvant à plat, j’eus le sentiment d’être une funambule en équilibre et de perdre davantage pied dans ma vraie vie. Les filles bronzaient, un œil sur leur progéniture, en feuilletant des magazines people, les garçons faisaient les clowns dans l’eau avec les enfants. Le courage me fit défaut, je ne franchis pas la barrière de protection et me contentai de m’y appuyer. Ma gorge se serra ; quel supplice de les voir s’amuser, être détendus les uns avec les autres, sans me sentir capable de participer à ce bonheur, je ne savais plus comment c’était, ni comment faire. Pourquoi je suis là, déjà ? Cette question revenait sans cesse depuis que j’étais descendue du TGV. Que faisais-je là alors que ma vie continuait sans moi à Paris ?
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