En pénétrant en salle de réunion, je dus me rattraper au chambranle de la porte, saisie d’un étourdissement.
— Tu as un problème ? me demanda Bertrand que je n’avais pas remarqué juste derrière moi.
— Non, non, je vous assure, tout va bien, réussis-je à lui répondre d’une voix presque éteinte.
— Ça m’étonnerait, constata-t-il froidement. Je peux finir seul, aujourd’hui…
— Surtout pas !
— Tu ne me caches rien ?
— Non, bien sûr que non.
Il secoua la tête, ne croyant pas un mot de ce que je lui disais. Ça n’allait pas du tout, mais vraiment pas. Je pris place à gauche de Gabriel, Bertrand à droite. Je posai mes mains sur la table, elles se mirent à trembler, je les cachai sur mes genoux, à l’instant où je surpris le regard de mon patron rivé sur elles. La rage me saisit ; mon corps me lâchait au moment le plus critique. Je mobilisai toutes mes capacités de concentration, en oubliant tout ce qui n’était pas le dossier, je devins sourde aux battements irréguliers de mon cœur, je serrai les poings, me redressant et regardant la partie adverse bien en face. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à me mettre en condition de travail ; je cherchais compulsivement des éléments dans mes notes, je bafouillais, je parlais franglais, tripotant mes mains, clignant régulièrement des yeux pour les maintenir ouverts. Bertrand me corrigea à plusieurs reprises. À l’heure du déjeuner, mon patron ayant déserté la table, je dus assurer la conversation et faire le relais entre Gabriel et son futur associé autour des plateaux-repas que nos assistantes avaient fait livrer. Avant de reprendre, certains allèrent se dégourdir les jambes, j’en profitai pour m’esquiver aux toilettes, à l’abri des regards. La nausée ne revenait pas, à mon grand soulagement, le peu que j’avais picoré resterait probablement en place cet après-midi. Plus qu’une poignée d’heures et je pourrais me reposer. Ce constat me frappa, j’avais envie et peut-être même besoin de me reposer. Sauf qu’il était hors de question de faiblir maintenant. Je me promis de rentrer plus tôt dès que l’occasion se présenterait, pour avoir le temps d’avaler un somnifère et m’accorder une plus longue nuit de sommeil. Si j’étais sur les nerfs, c’est parce que j’avais été flemmarde ce matin, en renonçant à mes longueurs. En revenant dans l’open space, je remarquai Bertrand en pleine conversation avec mon assistante, ils me regardèrent tous les deux.
— Vous avez besoin de moi ? leur demandai-je.
La bécasse baissa les yeux. J’étais peut-être affaiblie, mais quand même.
— Non, retourne en salle de réunion, je te rejoins, me lança Bertrand sans plus se préoccuper de ma présence.
Sur le chemin, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule dans leur direction, saisie d’un mauvais pressentiment. Un détail m’avait échappé. Bertrand ne tarda pas à regagner sa place, lançant le signal de départ de la dernière partie. Gabriel prit la parole, je m’apprêtai à traduire en anglais à nos interlocuteurs, lorsque Bertrand me coupa la parole, avant même que ma bouche s’ouvre. La gorge soudainement nouée, je lui lançai un regard discret ; celui qu’il me renvoya fut lourd de sens, il prenait le relais et assurerait la totalité de l’après-midi.
À partir de là, je n’entendis plus rien, les sons, les visages étaient entourés de brouillard, comme si j’étais dans un rêve où tous les contours, flous, disparaissaient en fumée. La seule chose dont j’avais une conscience aiguë était que mes yeux se remplissaient de larmes par moments, et je puisais dans le peu de volonté qu’il me restait pour les empêcher de rouler sur mes joues. J’aperçus le responsable du service traduction de l’agence pénétrer dans la salle de réunion et confier des copies du futur contrat à chacune des parties, pour relecture à tête reposée avant la signature qui aurait lieu la semaine suivante. Tout le monde se leva, les mains se serrèrent, Bertrand d’un simple regard m’intima l’ordre d’aller dans son bureau. Je les laissai sortir de la pièce avant de traverser l’open space, désert à cette heure-ci, un vendredi soir. En attendant son retour, je restai plantée au beau milieu de son antre, les bras ballants.
— Alors, Yaël, un petit coup de mou ? me demanda Gabriel, arrivé seul.
Muette, je lui accordai un regard larmoyant.
— Vous voyez, j’avais raison quand je vous disais de vous détendre. Si vous continuez comme ça, vous allez flancher…
Il me tendit la main, je la serrai mollement.
— Je vais retrouver ma femme, m’apprit-il. Le meilleur moment de la journée ! À la semaine prochaine.
Il disparut. Je ne comprenais vraiment pas ce type ; il venait de remporter un contrat exceptionnel pouvant lui faire récolter des millions, et il me parlait de sa femme, à croire que c’était le but de sa journée. Et c’était lui qui me disait que je flanchais… Totalement faux. Je devais commencer par m’excuser auprès de Bertrand. Puis, après une bonne nuit de sommeil, tout serait réglé et je pourrais reprendre le rythme.
— Assieds-toi, m’ordonna Bertrand en pénétrant dans son bureau.
Je sursautai et, une fois assise, me mis à trembler. Il traversa la pièce d’un pas déterminé, le visage fermé, desserra sa cravate et balança violemment un dossier sur une étagère. J’étais terrifiée, c’était la première fois que ça m’arrivait. Je tripotai mes mains nerveusement.
— Que puis-je faire pour me rattraper ? lui demandai-je avec un filet de voix.
— Ne plus mettre les pieds ici, les trois prochaines semaines.
Je redressai brusquement la tête. Il me fixait durement.
— Quoi ?! Non, Bertrand ! Vous ne pouvez pas me faire ça !
— Je suis ton patron ! J’ai tous les droits. J’ai vérifié ce midi, ça fait quatre ans que tu n’as pas pris un seul jour de congé. Tu es à bout ! finit-il en tapant du poing sur la table.
— C’est juste un coup de fatigue, quelque chose qui n’est pas passé. Je vais me ressaisir et revenir en forme lundi ! Ce n’est rien !
Mâchoires tendues, il inspira profondément sans me lâcher du regard.
— Ne discute pas, assena-t-il d’un ton tranchant.
Je me levai violemment, ça tanguait à nouveau.
— Je vous en prie ! criai-je, me moquant du vertige. Ne me retirez pas votre confiance.
— Ce n’est pas une question de confiance, Yaël. Tu franchis la ligne rouge. Je t’ai observée ces dernières semaines, chaque jour, tu arrives à l’agence plus fatiguée que la veille. Tu as une mine de déterrée, tu fais peur à voir. Volontaire, tu l’es. Mais à quel prix ? Tu ne t’en rends même pas compte, mais tu agresses tes collègues, qui ne savent plus comment s’adresser à toi, ils te fuient, se plaignent de ton comportement. Certains ne veulent plus travailler avec toi.
Je le fixai, tétanisée, je ne comprenais pas comment la situation avait pu se détériorer si rapidement et sans que je m’en rende compte.
— Je regrette d’avoir évoqué avec toi cette idée d’association.
Le sol s’ouvrit sous mes pieds. J’étais en train de perdre tout ce pour quoi je me battais depuis des mois. Je m’écroulai sur ma chaise, la tête entre mes mains, en larmes. Je sentis la présence de Bertrand à proximité ; il s’accroupit en face de moi, et attrapa mes poignets pour que je le regarde.
— Tu n’as pas su gérer ton stress ni prendre soin de toi pour tenir le coup. Résultat des courses, je dois me passer de toi et ça ne m’arrange pas. Je n’ai pas le choix et pas de temps à perdre. Tu es en train de te rendre malade, et je ne peux pas toujours te surveiller pour anticiper tes conneries lorsque tu accompagnes nos clients. Tu prends trois semaines de congés, à partir de maintenant. Va chercher tes affaires et rentre chez toi.
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