— OK. C’est bon ! dit-il en levant les mains en l’air, un rictus aux lèvres. Allons travailler, très chère Yaël.
Sa fausse courtoisie me donnait envie de vomir. Et dire qu’il se croyait drôle ! Connard fini !
— Surtout, ne le laissez pas vous marcher sur les pieds, ajouta Iris en désignant son mari. Je vous attends à l’Atelier.
— Merci pour la proposition.
— C’est un ordre, Yaël.
Elle ne plaisantait pas et devait être redoutable en affaires. Elle était l’exemple même d’une main de fer dans un gant de velours. Puis elle se tourna vers Gabriel :
— Tu me retrouves pour déjeuner ? Je demande à Jacques de s’occuper de la réservation ?
— Je n’attends que ça, lui dit-il en l’attrapant par la taille.
Ce genre de choses me laissait de marbre en temps ordinaire, mais il faut avouer que l’amour était palpable, électrique, entre ces deux-là. Ils s’embrassèrent à pleine bouche, comme s’ils se quittaient pour des semaines, au point qu’ils réussirent à me mettre mal à l’aise. Iris s’éloigna de lui, visiblement à contrecœur, et prit le chemin de la sortie.
— Tiens-toi bien ! ajouta-t-elle à son intention avec un rire cristallin.
Gabriel ne la lâcha pas des yeux jusqu’à ce que la porte se referme sur elle. Il poussa un soupir à réveiller les morts.
— Ah… ma femme… Vous devriez en prendre de la graine, Yaël.
Je fis le choix de me taire.
— Dans mon bureau, tout de suite ! m’ordonna-t-il, brusquement sérieux.
Je le suivis, et m’installai dans la chaise lui faisant face. Il se vautra dans son fauteuil, la joue appuyée sur une main, et me fixa. S’il croyait m’impressionner, c’était raté. Je croisai les jambes en le défiant du regard.
— Ça ne me réjouit pas de travailler avec vous, m’informa-t-il.
— Dites-le à Bertrand.
— Vous êtes la meilleure, il le sait, je le sais.
Dans les dents !
— Eh bien, dans ce cas, nous devrons nous supporter.
— Vous êtes froide, mécanique, lugubre, impénétrable. Je ne vous ai jamais vue sourire depuis que je vous connais. Ça vous arrive de vous envoyer en l’air ?
— Comment… comment osez-vous ? criai-je en me levant d’un bond.
Lui ne se départit pas de sa mine satisfaite de voyou.
— En même temps, si vous baisez comme un robot, il doit s’emmerder, le mec !
Contiens-toi, Yaël .
— Si vous avez besoin de moi, tenez-vous correctement. Nous sommes là pour évoquer votre négociation et pas ma vie privée.
Son air provocateur disparut de son visage, il m’observa des pieds à la tête. Je serrai les poings pour faire cesser le tremblement de mes mains.
— Vous me faites de la peine, Yaël. Sincèrement.
Sur l’instant, je le crus, et ça me désarçonna.
— Juste un petit conseil : mettez un peu de passion dans votre vie, détendez-vous, vivez un peu, et tout ira mieux. Vous serez meilleure encore. Maintenant, prenez le dossier. Si vous avez des questions, contactez-moi.
Il me tendit une pile de documents, et se leva pour m’escorter jusqu’à la sortie.
— C’est toujours un plaisir d’échanger avec vous, Yaël.
Il referma la porte. Je demeurai de longues secondes paralysée, sur le palier, me demandant ce que j’avais fait pour mériter ça. Je me retins de mettre un coup de pied dans le mur pour me défouler. Il allait falloir que j’investisse dans un punching-ball. Hier, mes amis qui s’étaient acharnés sur moi. Aujourd’hui, ce sale type qui venait de me traiter de frigide et qui me parlait de passion. J’étais passionnée par mon métier, ça me suffisait. De quoi avais-je besoin de plus ? J’avais quinze jours pour prouver que c’était moi qui avais raison. Gabriel s’excuserait à la fin de sa négociation, j’allais lui montrer que j’en avais. Quant à mes amis, ils réaliseraient enfin ce que signifiait l’agence pour moi.
Les dix jours qui suivirent, vu le peu d’heures de sommeil que je m’accordai, j’aurais pu passer mes nuits à l’agence. Je n’y étais jamais seule puisque Bertrand tenait, évidemment, le même rythme que moi. Il me proposa de me faire relayer par un collègue pour mes autres clients, je refusai, sachant gérer une période de rush, j’aurais tout le temps de me reposer après. Nous parlions peu, si ce n’est de l’affaire de Gabriel où nous serions en tandem, son dossier devant être épluché dans les moindres détails, jusqu’à l’alinéa microscopique en fin de proposition de contrat ; il fallait tout connaître, tout comprendre, pour que rien ne nous échappe. Gabriel passa régulièrement à l’agence, sur demande de Bertrand ou de son propre chef pour s’assurer de notre avancée. Entre nous, c’était la guerre froide ; durant les points que nous faisions tous les trois, nous ne nous adressions la parole qu’au sujet de l’affaire, il ne fit plus aucune remarque douteuse, de mon côté, je restai hyper-concentrée.
Le samedi soir, aux alentours de 22 heures, j’étais à mon bureau quand Bertrand vint me chercher.
— Viens dîner.
Ma tablette en main, je rejoignis la kitchen et m’installai sur un des tabourets de bar de l’îlot central, en face de Bertrand. Je pris le temps d’observer mon patron. Son visage était fermé et concentré sur l’écran. Fatigué, tout comme le mien, sans doute. Il dut sentir que je le regardais, il leva les yeux et les planta dans les miens. J’y lus de la détermination. Ne voulant pas qu’il décèle la plus petite part de lassitude chez moi, je piquai du nez. Il fit glisser vers moi un plateau en travers du bar. Quatre sashimis suffirent à me rassasier, je jetai ma barquette, nettoyai ma place et m’apprêtai à retourner à mon bureau.
— Rentre chez toi, m’ordonna tout d’un coup Bertrand.
Hallucinée, je fis volte-face, il m’observait avec attention. Croyait-il que j’allais craquer sous la pression ?
— Non, je vais rester encore un peu.
— Il est tard, on a été là toute la journée, et je suppose que tu reviens demain ? finit-il avec un demi-sourire.
— Exact.
— Va te coucher, et ne viens pas aux aurores demain matin. Je t’appelle un taxi.
Que lui prenait-il ? Travaillant une partie de la nuit sur mes dossiers, je dormis à peine cinq heures. C’était presque un record en comparaison des nuits précédentes, et ça me requinqua. En avalant un café, j’écoutai les messages qu’Alice m’avait laissés dans la semaine. Rien de bien neuf sous le soleil, tout le monde allait bien, Marc avait, semble-t-il, repris ses marques à vitesse grand V. Ce jour-là, ils faisaient un barbecue chez Adrien et Jeanne, j’y étais attendue si je le souhaitais. Eh bien, ils se passeraient de moi, c’était certainement mieux ainsi, je ne souhaitais pas plomber à nouveau l’ambiance entre eux.
À 9 heures, je poussai la porte de l’agence, bien silencieuse et déserte. Bertrand n’était pas arrivé. Peut-être ne viendrait-il pas ? Quinze minutes plus tard, je ris intérieurement, la porte d’entrée s’ouvrit. Comment avais-je pu imaginer qu’il s’accorderait une grasse matinée dominicale ?
— Petit déjeuner ! m’annonça-t-il.
Un sachet de croissants atterrit sur mon bureau. Je levai le nez de mon écran et fus totalement désarçonnée. Ce fut plus fort que moi, je m’écroulai dans le fond de mon fauteuil. Bertrand était en tenue de sport, en sueur, de retour de son running, et tout signe de fatigue avait disparu chez lui.
— Je t’avais dit de dormir ce matin, me reprocha-t-il, un sourire aux lèvres.
— Pour éviter que je vous voie dans cette tenue ? rétorquai-je sans prendre le temps de réfléchir.
— Je perds toute ma crédibilité, c’est ça ? me dit-il en éclatant de rire.
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