— Mollo, Alice, je vais l’appeler et lui proposer de venir. C’est lui qui décide, et il ne sera peut-être pas disponible. Maintenant je te laisse, je vais bosser.
— D’accord, d’accord, va travailler… Attends ! Ne raccroche pas !
— Quoi ?
— Comment vas-tu ?
— Ça va.
Je lui raccrochai au nez. Ma fin de journée tranquille à l’agence fut entrecoupée d’une multitude d’appels. Aucun n’avait donc conscience que certains bossaient le samedi ! Alice, encore. Cédric aussi. Ensuite, ce fut au tour d’Adrien, totalement survolté, puis de Jeanne qui, depuis sa boutique de fringues, s’inquiétait de savoir si son mari avait « fumé la moquette ». Je les rassurai les uns après les autres, leur racontant dans les grandes lignes, chacun son tour, toute l’histoire de Marc.
Ce n’est qu’en rentrant chez moi, à 22 heures, que je réalisai qu’avec leurs conneries j’avais oublié de prévenir le principal intéressé. Marc décrocha après de nombreuses sonneries.
— C’est Yaël. Désolée de t’appeler si tard.
— Pas de problème. Tu vas bien ? me demanda-t-il, prudent.
— Oui. Tout le monde mange sur le Champ-de-Mars demain, si ça te dit ?
— Bien sûr ! Mais ils savent…
— La Terre entière doit être au courant à cette heure-là.
— Si je ne les reconnais pas…
— Tu m’as bien reconnue, moi ! Tu préfères qu’on se retrouve avant, tous les deux ?
— Ça ne t’embête pas ?
— Non. École-Militaire, à 13 heures.
— J’y serai. Merci beaucoup…
— À demain.
Cette journée me fatiguait d’avance. Mais j’allais y trouver mon avantage, toute l’attention serait dirigée sur Marc, j’aurais la paix, et je pourrais m’échapper rapidement.
Marc arriva tranquillement, avec un quart d’heure de retard, en tenant sa veste d’une main sur son épaule, il avait troqué ses lunettes en écaille pour des Persol 714. Je lui fis mécaniquement la bise. Prête à traverser, il me retint par le bras.
— On y va, déjà ?
— Tu es en retard, j’ai reçu pas moins de cinq appels et trois fois plus de textos me demandant ce qu’on fabriquait !
— Depuis quand tu es ponctuelle ? Attends… c’est pas facile, là.
Il soupira profondément, en esquissant un sourire paniqué. Puis, il tira sur la fin du mégot de sa roulée, au point que je crus que le filtre allait s’enflammer. Il était vraiment dans ses petits souliers.
— Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas.
— Merci.
— On y va.
Nous avions fait une vingtaine de mètres sur la pelouse quand un cri de bête féroce retentit.
— Oh putain ! C’est pas vrai, murmura Marc.
Cédric n’était pas très expansif habituellement, mais là, avec Adrien, pire que des gamins. Mon beau-frère arriva en tête et souleva Marc, avec une force que je ne lui connaissais pas. Lorsque Adrien arriva à son tour, il se jeta sur eux. Les trois s’écroulèrent par terre, en hurlant de rire. Je finis le chemin jusqu’aux filles et aux enfants. Alice, la main sur la bouche, les fixait, des larmes plein les yeux. Jeanne devait expliquer à sa fille, la voix pleine de trémolos, qui était ce grand garçon. Ils nous rejoignirent en se donnant des tapes dans le dos, sur le ventre, en se tenant par le cou. Jeanne s’avança la première, Marc lui sourit et l’embrassa chaleureusement. Puis il remarqua Alice, attendant son tour. Ma sœur avait toujours été la plus douce, la plus discrète, la plus maternante de nous tous. Je crois que, pour elle, Marc était le frère que nous n’avions pas eu. Il fit les quelques pas qui les séparaient.
— Pleure pas, Alice.
— T’es couillon, toi ! lui répondit-elle en se jetant dans ses bras.
— Présente-moi tes enfants, lui demanda-t-il après de longues secondes d’étreinte.
Elle s’exécuta avec enthousiasme. Et, je tombai de haut ; Marius et Léa arrivaient tout joyeux en lançant des « tonton Marc ». Les enfants connaissaient son existence, je n’en savais rien. C’est la meilleure, celle-là ! Les autres devaient souvent parler de lui. Pendant ce temps-là, Adrien récupéra des bières dans sa glacière toute option, et commença la distribution. Je refusai.
— Fais pas chier aujourd’hui, Yaël ! C’est la fête !
Il me colla d’office une bouteille dans la main et disparut.
— Tu ne sais toujours pas te servir d’un décapsuleur ? me demanda Marc que je n’avais pas entendu arriver.
— Non.
Il me prit la bouteille, et la décapsula avec son briquet.
— À l’ancienne, lui fis-je remarquer.
Il entrechoqua son goulot avec le mien, et nous échangeâmes un sourire.
— Bon retour parmi nous !
Adrien se chargea du toast et tout le monde put se poser dans l’herbe. Je m’assis dans un petit coin. Alice, après avoir installé toutes les réductions salées qu’elle avait dû préparer pour l’occasion, vint à côté de moi, et me tapota la jambe. Je restai silencieuse tout le temps que dura le pique-nique, comme je l’avais prévu, l’attention était tournée vers Marc, et c’était tant mieux : j’avais la paix.
Un peu plus tard, les trois garçons firent un foot avec Marius, aux anges et hyper à l’aise avec « tonton Marc ». Ils couraient tous les quatre, les grands laissaient le petit marquer un but, tout leur semblait si naturel. Mutique, je les observais, les jambes remontées sous le menton, recroquevillée, et j’avais l’impression d’être au cinéma. Un trait venait d’être tiré sur les dix dernières années. Cette scène aurait eu lieu même si Marc n’avait pas disparu du jour au lendemain. J’avais peu de doute sur le fait que l’avenir leur confirmerait que tout était comme avant. En une fraction de seconde, la complicité avait été de retour. Moi… je ne savais pas trop où me situer. Mais je trouvais ça quand même un peu facile.
Lorsque la partie de foot se termina, Marc s’approcha et s’écroula à côté de moi, comme il l’aurait fait avant.
— Tu ne parles pas beaucoup, aujourd’hui, me dit-il en me regardant de biais. Tu fais toujours la gueule ?
J’arrachai un brin d’herbe et le triturai entre mes doigts.
— J’observe.
— Avant, tu aurais fait du foot avec nous.
— Je ne joue plus à rien, depuis bien longtemps.
— Je ne te crois pas, insista-t-il en me donnant un coup d’épaule.
— Tu as tort.
Mon téléphone sonna à cet instant. C’était Bertrand.
— Oui, me contentai-je de lui dire en bondissant sur mes pieds pour m’éloigner du vacarme des autres.
— J’ai besoin de toi, immédiatement. La remise du prix a lieu à 16 heures, il y a du monde et c’est le moment de nous montrer en force.
— Je fais au plus vite.
Sitôt raccroché, je balayai ma tenue. Heureusement, mis à part le jean, j’étais habillée comme pour aller à l’agence. J’enfilai ma veste de tailleur et récupérai mon sac. Ne me restait plus qu’à sauter dans un taxi.
— Que fais-tu ? me demanda Alice.
— J’ai du boulot, Bertrand m’attend.
— Pas aujourd’hui ! Pas dimanche ! râla-t-elle. Il ne te laisse donc jamais te reposer !
Je me raidis et levai une main vers elle.
— S’il te plaît ! sifflai-je entre mes dents. Pas de morale ! Pas maintenant !
— Tu ne peux pas lui dire que tu as une réunion de famille ? suggéra Cédric.
Tu es bouché, ma parole !
— Non ! criai-je en serrant le poing.
Foutez-moi la paix ! Laissez-moi mener ma vie et mon travail comme je l’entends ! Mes nerfs allaient lâcher s’ils continuaient ainsi. Ils ne pigeaient rien. Ils n’avaient aucune idée de ce que je vivais.
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