— Pourquoi ça ne m’étonne pas ?
– À l’époque, c’était plutôt la version camelot, c’est là que j’ai rencontré Jules. Un jour, j’ai voulu agrandir mon terrain de jeu, je suis venu dans les quartiers de riches pour m’amuser et j’ai vu la Jag’. Elle me tendait les bras. J’allais forcer la serrure quand je me suis fait tirer l’oreille comme un sale gosse. C’était Jules. Impossible de l’embobiner malgré toutes mes combines. Il m’a donné le choix : soit je le suivais chez lui, soit c’était les flics. Je ne suis jamais reparti de chez Jules et Marthe. Et aujourd’hui, je dirige leurs sociétés.
— Attends, il y a un écart énorme entre voler une voiture et être patron de ça ! lui dis-je en désignant son bureau d’un geste de la main.
— Il faut croire que j’étais mignon, ou que je faisais pitié.
Son air de premier communiant m’amusa.
— En fait, ils n’ont pas eu d’enfants à cause de leurs vingt ans d’écart, reprit-il. Ils avaient envie d’avoir un p’tit jeune chez eux.
— Et Marthe, elle a joué quel rôle pour toi, celui de mère ?
— Elle est ce qui se rapproche le plus d’une famille. Mais assez parlé de moi, à ton tour !
Il s’enfonça dans sa chaise, croisa les mains et posa son menton dessus.
— Que veux-tu que je te raconte ?
— Ton mari sait que tu es là avec moi ?
— Oui.
— Et ça ne lui pose pas de problème ?
— Non.
— C’est parce qu’il ne me connaît pas, me dit-il un sourire carnassier aux lèvres.
— Prétentieux.
— Réaliste, je sais reconnaître une belle femme, et en général, je ne résiste pas.
Ses yeux parcoururent mon visage, mon cou, mon décolleté.
— Et ton mari… comment s’appelle-t-il déjà ?
— Pierre.
— Pierre, donc, ne doit pas te regarder très souvent, sinon, il t’aurait mise en laisse, pour qu’aucun homme digne de ce nom ne s’approche de toi.
Je sentis des picotements sur ma peau, et alors que j’avais réussi à me détendre, je n’aimais pas la tournure que prenait notre conversation, trop tendancieuse, trop risquée. J’aimais l’idée que je puisse lui plaire. Machinalement, je remis mes cheveux en place.
— Merci pour le dîner, il est temps que je rentre maintenant.
Tout en soufflant sur les bougies, il planta ses yeux dans les miens.
— Tu lis dans mes pensées, allons nous coucher.
— Tu ne t’arrêtes donc jamais ? marmonnai-je en me levant.
— Attends, je pars en même temps que toi. Je te ramène.
— Pas la peine, je rentre en métro.
— Tu rigoles ou quoi ? Je vais te reconduire chez toi.
Il ouvrit un placard et en sortit deux casques.
— Je t’arrête tout de suite, je ne monterai pas sur une moto.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai peur !
Il s’approcha de moi, je reculai et me cognai contre la porte.
— De quoi ? De moi ou de la moto ?
De toi , pensai-je. Je tâtonnai dans mon dos à la recherche de la poignée et réussis à la tourner.
— De la moto, lui répondis-je en me précipitant dans le couloir.
Il rit et me suivit. Une fois sur le palier, je décidai d’emprunter l’escalier. Hors de question de me retrouver avec lui dans l’espace exigu de l’ascenseur. En sortant de l’immeuble, je remarquai la grosse cylindrée noire. Jamais de la vie je ne grimperais sur un tel engin. Gabriel pencha la tête vers moi.
— Toujours pas décidée ?
— Non, merci encore pour ce soir. À bientôt.
Je lui souris et pris la direction de la station de métro. Je marchai en me répétant « Ne te retourne pas, ne te retourne pas. » Avant de descendre les marches, je craquai. Gabriel ne me lâchait pas des yeux. Je secouai la tête et m’engouffrai dans les couloirs souterrains. Au loin, j’entendis le vrombissement d’une moto.
Dans le wagon, assise sur un strapontin, la tête appuyée sur la vitre, je me promis de rester le plus loin possible de Gabriel. Pourquoi avait-il fallu qu’il vise si juste quant à l’attitude de Pierre ? Pourquoi fallait-il qu’il soit si attirant, avec son côté propre sur lui mais dangereux, mauvais garçon sur les bords ? Perdue dans mes pensées, je faillis louper mon arrêt.
Le froid me saisit lorsque je ressortis à l’air libre, et j’accélérai le pas pour rentrer plus vite chez moi. Le ronronnement d’un moteur attira soudain mon attention ; je tournai la tête et reconnus la moto de Gabriel, qui me suivait au pas. Comment diable avait-il fait pour me retrouver ? Il partit à toute allure une fois que j’eus fermé la porte de l’immeuble. Décidément, je devais éviter le moindre contact avec cet homme. Et pourtant, c’est avec des images de lui en tête que je m’endormis.
Le lendemain matin, en pénétrant dans le hall de l’immeuble de l’atelier, je percutai Gabriel qui en sortait au même moment.
— Elle me tombe dans les bras dès le matin !
— Bonjour, lui répondis-je en souriant de toutes mes dents malgré moi.
— Tu as bien dormi ?
— Oui. Merci pour l’escorte hier soir.
— La prochaine fois, tu seras derrière moi.
Je soupirai.
— Il n’y aura pas de prochaine fois.
— Tu as peur de ne pas résister.
Je le foudroyai gentiment du regard.
— J’adore les défis, Iris. Et je n’abandonne jamais.
Il s’approcha de moi et m’embrassa sur la joue tout en effleurant ma taille de sa main. Je me dis que j’en voulais plus.
— J’aime ton parfum, susurra-t-il. À très vite.
Il partit et je rentrai précipitamment. Par bonheur, l’ascenseur était disponible. Je m’enfermai dedans et m’observai dans le miroir. J’avais les joues rouges et les yeux brillants, et ce n’était pas dû au froid mordant du jour. Pourquoi cela m’arrivait-il ? Comment avais-je pu penser à ça ? Je devais être raisonnable, garder une distance respectable avec lui ; il éveillait en moi un truc qui me dépassait. J’avais envie de plaire, de séduire, de deviner le désir dans les yeux d’un homme. Et de cet homme, précisément. Mais j’avais Pierre, je l’aimais, je ne pouvais pas être troublée par la présence d’un autre, si séduisant soit-il.
Les deux semaines suivantes, mon rythme fut infernal. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. Les commandes s’accumulaient. Je découvrais l’addiction au travail. Pierre assistait à mon épanouissement professionnel de loin, sans faire de commentaires. Marthe me donnait des conseils vestimentaires. Si je voulais vendre mes créations, je me devais d’être irréprochable et ultraféminine dans mes propres tenues. Au bout du compte, elle ne me transforma pas en fashionista, elle me modela à son image. Cela me convenait et me flattait.
Ma clientèle était composée de deux types de femmes : les relations de Marthe et les maîtresses de Gabriel. Les premières, d’une classe folle, cherchaient des vêtements dans l’esprit de la nouvelle garde-robe de Marthe. Quant aux secondes, elles souhaitaient surtout se faire très vite enlever leurs robes par leur amant, peu importait le modèle. Malgré leur insistance à se dénuder et à raccourcir leur jupon, je ne cédais pas à la vulgarité : suggérer plutôt qu’exhiber. Chaque fois que j’en avais une au téléphone, je me demandais comment une femme au premier abord si distinguée pouvait se mettre à glousser dès l’instant où le prénom Gabriel était prononcé. La première fois que je m’entendis glousser devant lui à mon tour, je cessai de m’interroger. Je le croisais presque chaque jour. J’étais dans l’attente de ces rencontres furtives, tout en les redoutant. Évidemment, il trouvait toujours le moyen de glisser un sous-entendu, une flatterie, invariablement accompagnés d’un sourire enjôleur.
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