La lecture de l’article terminée, il se mit à fourrager dans sa bibliothèque et en sortit, triomphant, une demande de brevet émanant d’un chercheur américain natif de Norcross, en Géorgie.
Le brevet décrivait un système de communication silencieux où l’onde porteuse non audible utilisait des fréquences très élevées ou très basses. La description du procédé expliquait que le message visé était propagé par voie acoustique ou vibratoire et implanté dans le cerveau de la cible par l’intermédiaire de haut-parleurs ou d’écouteurs. Les ondes porteuses pouvaient être transmises en temps réel ou être enregistrées et conservées sur des supports mécaniques ou magnétiques.
Pour compléter sa démonstration, Reynolds s’empara d’un gros magnétophone à bandes Revox et le posa sur la table, face à Stern. Il disparut de la pièce et revint quelques minutes plus tard avec une bobine qu’il plaça sur l’appareil. Il posa une paire d’écouteurs sur la tête de Stern et lui demanda de tendre l’oreille.
L’audition se poursuivit sur près d’une minute, mais Stern n’entendit rien.
Reynolds arrêta la diffusion, fit revenir la bande en arrière et réenclencha la lecture en augmentant la vitesse de lecture.
Stern perçut alors un ensemble de sons qui ressemblaient à s’y méprendre à une sorte de dialogue. Reynolds lui expliqua qu’il s’agissait d’une conversation amoureuse entre deux éléphants.
Sa conclusion était claire, il était possible d’enregistrer ou d’insérer des infrasons dans une bande, mais il fallait disposer d’une installation de forte puissance pour qu’ils aient un effet sur l’auditeur.
Reynolds enchaîna en ouvrant un chapitre relatif aux illusions sonores, en commençant par l’effet Doppler.
Ce phénomène expliquait pourquoi le son d’une sirène devenait de plus en plus aigu lorsqu’une ambulance approchait et qu’il semblait devenir de plus en plus grave lorsque la voiture s’éloignait.
Il agrémenta sa thèse en esquissant un dessin qui explicitait ce phénomène par l’espacement existant entre chaque front d’onde.
Il embraya ensuite sur les illusions musicales ; le paradoxe du triton, la gamme infinie et la mélodie des silences.
Le paradoxe du triton démontrait qu’il était difficile de préciser à quelle octave appartenait une note lorsqu’elle était jouée simultanément sur cinq octaves. Le paradoxe survenait lorsque l’on faisait suivre cette note par une seconde note composée de la même façon, mais séparée par un intervalle de six demi-tons. Comme l’auditeur ne possédait pas d’information précise concernant les octaves, certains attestaient que la seconde note était plus grave, d’autres qu’elle était plus aiguë.
Plus Reynolds avançait dans son discours, plus il s’animait et accélérait son débit.
Il s’empara d’une nouvelle feuille pour présenter la gamme infinie. Il reproduisit schématiquement un clavier de piano et commenta l’expérience réalisée par un nommé Shepard en 1964. Ce dernier avait constitué une gamme qui donnait l’impression de monter indéfiniment. Cette gamme était quelquefois utilisée dans des œuvres de musique.
Il était au bord de l’épuisement lorsqu’il aborda la mélodie des silences.
Il disparut à nouveau de la pièce et revint avec une nouvelle bobine qu’il plaça sur le Revox.
La bande contenait une sorte de brouhaha dans lequel Stern crut discerner une mélodie.
Reynolds exulta. La mélodie entendue n’existait pas, mais était créée dans le cerveau par les silences présents entre les notes. Il partit dans une explication complexe agrémentée de nombreux termes techniques qui parlait de récepteurs toniques et phasiques, de codage de la durée des stimuli et d’adaptation du cerveau à ceux-ci.
Stern était soûlé de mots.
Il décrochait et était prêt à déclarer forfait lorsque Reynolds aborda la partie la plus impressionnante des illusions sonores.
Il s’empara d’une troisième bande et remit les écouteurs sur les oreilles de Stern.
Cette fois, le journaliste discerna des sons alternativement à droite et à gauche. Il s’agissait d’une voix féminine qui prononçait un mot inconnu de deux syllabes, le même de chaque côté, avec un léger décalage. Petit à petit, Stern commença à percevoir d’autres mots, intercalés entre ceux-ci, puis une phrase complète accompagnée d’une sorte de mélodie.
Reynolds s’amusait comme un gamin.
Les mots, les phrases et la mélodie que Stern avait entendus étaient absents de la bande. Ce phénomène était dû au fait que le cerveau humain cherchait en permanence à donner un sens à ce qu’il entendait.
Les syllabes privées de signification étaient associées à des mots connus, puis combinées pour composer d’autres mots ou des phrases complètes.
Les scientifiques avaient baptisé ce phénomène les mots fantômes .
73
Son devoir l’attendait
Les jours ont passé. L’automne est arrivé, suivi de près par l’hiver. Sur l’autre versant du Léman, les sommets se sont couverts de neige.
Le rock devenait de plus en plus planant, les morceaux étaient de plus en plus longs et je commençais à m’en lasser. Dans ce registre, les Doors et Pink Floyd tenaient le haut du pavé. Magical Mystery Tour , le dernier album des Beatles, marquait leur déclin. L’insupportable Nights in White Satin des Moody Blues n’en finissait pas de dégouliner des postes de radio.
Pour ma part, je restais fidèle au rock pur et dur et continuais à apprécier une rythmique soutenue comme celle de Sympathy for the Devil des Stones.
À l’hôtel, la routine s’était installée. À force de remarques, de critiques et de remontrances, j’avais appris mon métier. Les clients de l’hôtel me jugeaient discret et efficace, la direction se satisfaisait de cette appréciation.
Je commençais à m’exprimer. Il s’agissait pour l’essentiel de phrases toutes faites, de formules de politesse ou de questions rituelles, mais j’étais désormais capable d’adresser la parole à quelqu’un en le regardant dans les yeux.
Ma douleur à l’épaule s’était peu à peu estompée, mais je gardais une ankylose qui m’empêchait d’accomplir des gestes amples. Je refusais l’idée que je ne pourrais plus jamais jouer de la batterie. Je me rassurais en me disant que je suivrais une rééducation, plus tard, quand les choses se seraient définitivement calmées.
Je m’étais désintoxiqué. Hormis les quelques joints que je fumais avec Andy le mercredi, je m’étais libéré de la dope. L’alcool restait mon amie intime, mais il fallait que j’en avale des quantités considérables pour perdre le sens des réalités. Je buvais à petites gorgées, au long de la nuit. J’arrivais à jeun et repartais avant l’arrivée du personnel, ma dépendance passait inaperçue.
À chaque rencontre, Andy m’annonçait l’imminence de son départ. Cette information passée, il me parlait de sa peinture, je lui parlais de rock.
Le lendemain du réveillon, il a déclaré que son projet était enfin prêt. Il acceptait de me le présenter avant de l’expédier à New York.
Pour la première fois, je me suis rendu dans sa chambre, une mansarde située dans un vieil immeuble de la rue d’Etraz. Un véritable capharnaüm m’attendait. Il m’a prié de ne pas faire attention au désordre.
Une immense photographie en couleurs de deux mètres sur trois se trouvait contre le mur du fond. Elle représentait une grosse voiture américaine bleu vif, garée devant un magasin de chaussures dans une grande ville américaine, New York, à n’en pas douter. J’ai tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’un tirage dont il s’était servi pour créer son œuvre.
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