Il m’a demandé d’approcher. J’ai remarqué que la fresque était constituée d’éléments carrés de cinquante centimètres de côté.
J’ai avancé de quelques pas et suis resté bouche bée. Jamais de ma vie, je n’avais vu une peinture exécutée avec autant de réalisme. Le reflet de la voiture se devinait dans la vitrine, chaque élément, chaque objet étaient reproduits avec un luxe de détails incroyable. L’effet était saisissant. Je n’osais imaginer le temps qu’un travail d’une telle minutie avait exigé.
J’ai reculé et je me suis assis. Je suis resté près d’une heure, prostré devant ce chef-d’œuvre, à en examiner chaque recoin.
Andy s’amusait. Il virevoltait autour de moi en minaudant. Il m’a demandé si je comprenais à présent pourquoi un jour, il serait riche et célèbre.
Durant la nuit, je poursuivais mes recherches. Je notais mes observations et les reliais aux faits que j’avais vécus. Lorsque le sommeil me gagnait, j’allumais la télévision.
À mesure que je me documentais, mes connaissances sur le sujet s’enrichissaient. J’étais devenu un expert de l’ouïe, du son et de l’acoustique.
Je serais bien en mal de me souvenir des innombrables articles que j’ai étudiés à cette époque, mais mon verdict était définitif les hommes du studio avaient trafiqué Girls Just Wanna Get Fucked All Night.
Je suis arrivé à la conclusion que le travail qu’ils avaient réalisé se révélait plus subtil que quelques phrases enregistrées à l’envers, même si je n’avais pas abandonné l’idée qu’ils avaient également fait appel à cette technique.
Je m’étais fixé sur les mots cachés, ce que les spécialistes en acoustique appelaient les ghost words ; des mots inexistants, mais générés par le cerveau sur base de phonèmes. Selon moi, ils les avaient enregistrés en les couplant à des fréquences très basses qui les rendaient indécelables. Ces fréquences basses que l’on ne pouvait percevoir expliquaient le fait que certains animaux pressentaient les catastrophes naturelles. Sans que l’on en soit conscient, ces fréquences provoquaient de profonds changements comportementaux.
Les ghost words, quant à eux, expliquaient que seule une partie du public de la boîte de Ramstein avait répondu à la stimulation.
J’étais convaincu de ce que j’avançais, mais deux questions restaient en suspens : qui se cachait derrière cette manipulation et dans quel but ?
La vérité m’est apparue une nuit de février 1968.
Je venais de terminer mon tour d’inspection. J’étais allé me chercher un verre de bière et avais allumé la télévision. Il était près de minuit, les émissions touchaient à leur fin. Je visionnais un reportage réalisé par une équipe de journalistes de la télévision suisse.
Ils ne cherchaient pas à prendre parti dans le conflit, mais se bornaient à dépeindre la vie quotidienne des GI’s. Leur caméra s’était promenée dans plusieurs unités. La plupart du temps, les autorités militaires les avaient empêchés de tourner et les avaient refoulés.
Ils avaient malgré tout réussi à s’infiltrer dans un camp américain situé à quelques kilomètres de Hué. L’offensive du Têt venait d’être engagée et les autorités américaines étaient submergées.
Les journalistes en avaient profité pour filmer les installations et les préparatifs d’un départ en mission. On voyait les militaires s’agiter, courir en tous sens, préparer leurs armes et le matériel sans se soucier de la caméra.
Quelques notes de musique se sont élevées.
L’un des journalistes a interrogé un GI, un jeune gars boutonneux. Hilare, il a déclaré que c’était leur hymne. Chaque fois qu’ils partaient en mission, on leur passait ce morceau. Les officiers avaient monté des haut-parleurs sur les half-tracks et les hélicos.
Mon sang s’est figé.
Au milieu du va-et-vient, j’ai entendu s’élever le riff sauvage, féroce et jubilatoire de Steve. La basse de Larry est entrée dans la danse. Une onde glaciale a envahi mon corps et s’est immiscée jusqu’à la moindre de mes extrémités. Dans un état second, j’ai entendu mon fill d’intro et l’entrée de Jim.
Pendant que le gars racontait cela, Larry Finch hurlait à s’en déchirer la voix. La basse et mes coups de grosse caisse donnaient la mesure.
Sur l’écran, le visage du GI se métamorphosait. Ses yeux s’écarquillaient, ses traits se durcissaient. Il a ajouté que ce rock leur donnait du courage et filait la pétoche aux faces de citron.
Ensuite, il a tourné les talons en bredouillant qu’il devait y aller, que son devoir l’attendait.
Dominique s’arrêta pour effectuer quelques achats en rentrant du cimetière. Il sortait d’une grande surface lorsque Gérard Jacobs le rappela.
Il ne put s’empêcher de plaisanter en reconnaissant la voix du policier.
— Vous êtes rapides, vous les Belges, vous démentez la réputation de lenteur de la police.
Le policier embraya sur le même ton.
— Tout dépend de la manière dont on voit les choses, il y a un an que nous cherchons à identifier cet homme, sans vous, nous serions toujours au même point.
— Vous avez du nouveau ?
— Oui, je pense que ça coïncide. Odile Chantraine est née à Bruxelles en 1920. En 1942, elle a épousé Roger Bernier, citoyen belge, né en 1917, dans la région de Namur. Ils ont eu deux enfants, deux garçons, Pierre, né en septembre 1943 et Jacques, né en août 1945.
— D’après la femme que j’ai rencontrée au cimetière, l’un des fils est mort.
— En effet, l’aîné, Pierre, est mort en 2006. Roger Bernier est mort en 1988, sa femme en 1991. Pierre Bernier s’est marié et a eu une fille. L’épouse de Pierre Bernier est également décédée, mais sa fille est toujours vivante. Elle a aujourd’hui quarante ans, elle est mariée et vit en Afrique du Sud.
— Mon patient serait Jacques ?
— C’est fort probable.
Dominique émit un long soupir.
— Jacques. J’approchais, j’étais à Isidore.
— Pardon ?
— Excusez-moi, je pensais à autre chose. X Midi serait donc ce Jacques Bernier ?
— Attendez, ce n’est pas fini. Jacques Bernier a disparu en 1964.
— Disparu ?
— Le 2 janvier 1964, pour être précis. Il devait se présenter à Malines pour faire son service militaire. Il ne s’est jamais présenté et on a perdu toute trace de lui depuis.
Dominique fit un rapide calcul.
— Il a disparu depuis quarante-sept ans ?
— Je comprends votre étonnement, mais nous enregistrons chaque année la disparition d’environ mille personnes, c’est-à-dire trois par jour.
— On ne les retrouve jamais ?
— La plupart du temps, si. La majeure partie est constituée de fugues de mineurs, ce qui devait être le cas de Jacques Bernier. Ce sont aussi des personnes confuses ou des déments qui se sont égarés. Mais on dénombre aussi des suicides, des accidents ou des drames familiaux. Plus de seize mille dossiers ont été ouverts par la cellule des personnes disparues et près de huit cents n’ont pas encore été clôturés.
Dominique n’en croyait pas ses oreilles. Il était debout devant sa voiture, ses sacs à provisions étalés à ses pieds.
— Qu’est-ce qu’il a fait pendant ces quarante-sept années ?
— Je ne pourrais pas vous répondre, mais selon le dossier, il n’a jamais repris contact avec ses parents. Il semble pourtant que le climat familial était serein.
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