Dominique sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
— Vous la connaissiez ?
— Non.
— Pourtant, vous l’appelez par son nom.
— Je connais le nom des cent-huit pensionnaires qui demeurent ici, je viens deux fois par semaine, depuis trente ans.
— Vous savez ce qui lui est arrivé ?
— Je sais en tout cas qu’elle n’a plus de famille directe. Son mari est mort quelques années avant elle. Elle avait un fils qui venait de temps en temps, mais il est mort aussi.
— Elle n’avait qu’un fils ?
Elle parut surprise par la question.
— Oui, et pas de fille, c’est pour ça que personne ne vient depuis bien longtemps.
Elle prit l’air détaché.
— Sauf peut-être le membre de la famille que vous soignez dans votre clinique.
Dominique ne voulait pas entrer dans son jeu. Il se rendit au fond de l’allée, remplit un arrosoir et le lui apporta.
— Je vous souhaite une bonne journée, Madame, merci de m’avoir offert votre sourire.
— À vous aussi, Docteur.
Il la remercia et sortit du cimetière.
Dès qu’il fut dans sa voiture, il prit son téléphone portable, chercha la carte de visite de Gérard Jacobs, l’officier qu’il avait rencontré au poste de police, et forma le numéro.
Celui-ci le reconnut aussitôt.
— Bonjour, vous avez du nouveau ?
— Oui, je pense avoir identifié notre homme.
Le policier marqua une pause.
— Il s’est réveillé ?
— Non, mais il est parvenu à communiquer avec moi.
Dominique lui expliqua la situation et lui relata sa visite au cimetière.
À l’autre bout de la ligne, l’homme notait les informations.
Il attendit que Dominique ait terminé son récit et s’éclaircit la voix.
— C’est bien joué, Monsieur. Les cryptanalystes avaient envisagé les coordonnées d’un cimetière, mais il y en a plusieurs centaines dans le royaume. Je prends des renseignements sur cette Odile Bernier-Chantraine et je vous rappelle.
Avant que Dominique ne raccroche, le policier l’interpella.
— À propos, vous savez quelle date nous sommes ?
La question désarçonna Dominique.
— Le 11 février, pourquoi ?
— Votre homme s’est fait renverser devant la gare du Midi le 11 février, à 18 heures, il y a un an, jour pour jour.
Michael Stern mit à profit les quelques jours de congé qu’il avait planifiés entre Noël et le Nouvel An pour se pencher sur une question décisive, à quelle sorte de manipulations s’étaient livrés les hommes que Berger avait surpris dans le studio ?
Il prit rendez-vous avec Chris Reynolds, un ingénieur du son surdoué et volubile qu’il avait connu pendant ses années universitaires. Celui-ci travaillait à présent à Radio 1 et supervisait les enregistrements en studio de l’orchestre d’Ulster. Il était régulièrement sollicité par des organisateurs de spectacles pour assurer la prise de son de certains concerts de rock ou de pop.
Reynolds reçut Stern à son domicile, un petit pavillon à la façade peinte en vert pistache dans Avoniel Drive. Il lui offrit un thé et lui aménagea tant bien que mal une place dans le salon surchargé de livres, de disques et de journaux.
Stern comprit d’emblée qu’il lui faudrait s’armer de patience pour recevoir des réponses à ses questions.
Avec force gestes et onomatopées, Reynolds commença par lui livrer le récit détaillé des concerts de Pink Floyd et de Jimi Hendrix qu’il avait supervisés au Whitia Hall en novembre dernier.
Il lui fit ensuite part de ses réalisations majeures et de son évolution sociale depuis la sortie de ses études. Il lui exposa sa vision de l’évolution de la musique à court, moyen et long terme. Ce monologue prit plus d’une heure.
Stern, dont la capacité d’écoute était une vertu, rongea son frein en sirotant son thé.
Quand Reynolds demanda à Stern la raison de sa visite, ce dernier précisa les termes de sa question pour éviter une nouvelle dérive.
Était-il possible de trafiquer une bande magnétique ?
Si oui, cette manipulation pouvait-elle avoir une influence sur l’auditoire ?
Reynolds fixa le plafond durant un moment, se leva, quitta la pièce et revint muni d’une feuille de papier sur laquelle il reproduisit le schéma d’une oreille en coupe.
Il prit un ton solennel pour entamer sa démonstration.
L’oreille permettait de percevoir les sons, mais c’était le cerveau qui traitait les informations recueillies.
Équipé d’un crayon, il poursuivit son exposé en expliquant à l’aide du schéma que les vibrations sonores étaient canalisées dans un conduit qui menait à une membrane mince, élastique et résistante d’un centimètre de diamètre, bien connue sous le nom de tympan, membrane qui vibrait au moindre heurt causé par un son.
En tapotant sur la feuille, Reynolds précisa que chaque son perçu envoyait au cerveau une impulsion nerveuse selon sa fréquence propre. Les oscillations occasionnées par ce son aboutissaient sur une mince cloison, la membrane basilaire, sur laquelle étaient fixées des milliers de cellules nerveuses qui transmettaient une image sonore au cerveau.
La réalité scientifique était plus complexe, mais il ne voulait pas entrer dans les détails.
Il souligna que l’audition avait ses limites, à l’instar de la vision. L’oreille humaine ne percevait pas tous les sons, mais seulement les fréquences comprises entre 20 hertz, la fréquence la plus grave, et 20 000 hertz, la fréquence la plus aiguë. Toute fréquence inférieure à 20 hertz était qualifiée d’infrason et celle au-delà de 20 kilohertz d’ultrason.
L’air énigmatique, il déclara qu’il était impossible à l’être humain de percevoir les fréquences qui dépassaient ces limites, mais que cela ne signifiait pas pour autant qu’elles n’avaient aucun effet sur lui.
Il prit pour exemple les éléphants, qui utilisaient les infrasons pour éloigner leurs ennemis. Ces mastodontes étaient également capables de communiquer entre eux de cette manière à des distances qui pouvaient aller de cinq à vingt kilomètres.
Il relata ensuite un fait qui fit tressaillir Stern.
Au début des années 1960, deux chercheurs anglais en acoustique avaient testé les effets des infrasons lors d’un concert à Londres. Ils avaient introduit des sons à très basse fréquence dans certains morceaux de musique et avaient demandé ensuite aux auditeurs de décrire leurs ressentis. Une grande partie des personnes interrogées avait fait état de sensations inattendues telles que nostalgie, angoisse ou agressivité.
À forte puissance, les infrasons pouvaient avoir des effets destructeurs, tant mécaniques que physiologiques. Des expériences avaient été réalisées durant la guerre par l’armée allemande. À plus faible puissance, les infrasons généraient des perturbations physiologiques importantes et engendraient des troubles nerveux ou psychologiques.
Voyant Stern fasciné par son discours, Reynolds se leva et se mit à fouiller dans sa bibliothèque. Il en ressortit une revue scientifique et commenta l’un des articles.
Dans les années 1950, deux médecins américains qui étudiaient les effets de certaines ondes sur le cerveau avaient reçu la visite d’agents de la CIA. L’agence gouvernementale s’était emparée de leurs projets et avait récupéré leur technologie pour leurs labos.
Il poursuivit sa lecture par un article signé Allan Frey, publié en 1962 dans le Journal de physiologie appliquée .
L’article rapportait qu’une utilisation de densités de puissance d’énergie électromagnétique extrêmement basse avait induit la perception de sons chez des personnes normales ou sourdes. Cet effet avait été observé à plusieurs kilomètres de l’antenne. Avec des paramètres de transmission quelque peu différents, il était possible d’induire la sensation de coups brutaux à la tête.
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