Un jour, je lui ai raconté l’histoire que j’avais vécue dans ma jeunesse et nous en sommes restés là.
Andy commençait la plupart de ses phrases par ces mots : quand je serai riche et célèbre.
Il avait fait ses études artistiques à l’université de Washington et à l’école d’Art de Yale. Il avait remporté une bourse et était parti étudier à Rome avant d’entamer son tour du monde. Montreux n’était que sa seconde étape.
Il disait qu’il allait lancer un nouveau courant pictural, le superréalisme. Il en serait le chef de file, mais d’autres artistes lui emboîteraient le pas. Il monterait de gigantesques expositions dans les plus prestigieuses galeries d’art de la planète et le monde entier l’applaudirait.
Quand il dissertait sur son art, il utilisait des expressions complexes, il parlait de subjectivité affective, d’illusionnisme, de leurre pictural.
Il estimait que la photographie était à mi-chemin entre l’art et la réalité. Il voulait créer une rupture avec l’art abstrait qui dominait. Je l’écoutais sans le comprendre.
Un jour, je lui ai demandé de me présenter ses toiles. Il a semblé réticent. Il les expédiait vers les États-Unis quand elles étaient terminées.
Cela faisait plusieurs semaines qu’il travaillait sur un projet ambitieux. Il a accepté ma demande, mais je ne pourrais découvrir le résultat que lorsqu’il l’aurait mené à bonne fin.
Lors d’une de nos rencontres, Andy a émis une théorie concernant nos centres d’intérêt respectifs. Il affirmait que la vue et l’ouïe étaient les sens exclusifs de l’art. La vue permettait de percevoir la réalité, de capter les objets, de les décrire et de prendre conscience de leur présence. Elle était à la base du raisonnement scientifique.
En revanche, l’oreille ne pouvait transcrire les informations qu’elle captait que sous une forme temporaire. Cette précarité était à la base de la charge émotionnelle que procuraient certains sons en général et la musique en particulier. Il prétendait que l’ouïe récoltait plus l’émotion que la notion.
Je n’ai pas tout de suite saisi la portée de sa thèse, mais il venait de me livrer les éléments qui allaient m’aider à trouver une explication à ce qui s’était passé dans le studio.
Dès le lendemain, je me suis inscrit à la bibliothèque de Montreux, proche de l’hôtel.
Je me suis également abonné à plusieurs revues scientifiques. Désormais, tout ce qui touchait au son, à l’acoustique, à la psychoacoustique, à la géophysique, à la physiologie et à la psychologie m’intéressait.
Le peu d’argent qui me restait en fin de semaine partait dans l’achat de bouquins qu’ils n’avaient pas à la bibliothèque.
Je les parcourais la nuit, pendant mon service. Je prenais des notes.
Quand je me suis senti prêt, j’ai entamé la rédaction de mon histoire en étayant ma thèse d’exemples et de données techniques issues de mes lectures.
Petit à petit, je me suis fait mon idée.
Dès qu’il eut terminé sa tournée de soins, Dominique monta dans sa voiture et prit la direction du cimetière d’Ixelles.
Il était impatient et curieux de voir ce qui l’attendait. Odile n’était pas un prénom courant, mais que ferait-il s’il y avait plusieurs Odile dans ce parterre ?
Il gara sa voiture dans l’avenue des Saisons, entra chez un fleuriste et acheta un magnifique bouquet.
Il consulta le plan qui se trouvait à l’entrée du cimetière et remonta l’allée principale. Il contourna le rond-point et poursuivit dans l’avenue 3. Au second rond-point, il prit à gauche et emprunta l’avenue 20.
La pelouse 7 se trouvait au début de la voie.
Dominique s’arrêta et embrassa la vue. La température était douce pour ces premiers jours de février et un soleil éclatant l’obligeait à plisser les yeux.
Le cimetière était situé au milieu de la ville. Pourtant, seuls quelques cris d’enfants venus d’une école invisible troublaient le silence.
Le terrain partait en légère pente vers une haie de buis derrière laquelle passait le chemin de fer. Au-delà, les tours du boulevard du Triomphe barraient l’horizon.
Le parterre abritait une centaine de tombes, alignées côte à côte sur plusieurs rangées. Pour l’essentiel, il s’agissait de sépultures datant de 1991.
Il les remonta une à une en explorant les prénoms. Au milieu de la troisième rangée, il pila devant l’une d’elles.
ODILE CHANTRAINE
ÉPOUSE R. BERNIER
1920–1991
Il ressentit un choc.
Les battements de son cœur s’accélérèrent. Une photo de la défunte en noir et blanc se trouvait sous l’épitaphe. C’était trait pour trait le portrait de X Midi.
La sépulture semblait à l’abandon. Des traces noirâtres enlaidissaient la pierre tombale. Aucune fleur et aucune bougie ne se trouvaient au pied de la tombe.
Il disposa le bouquet et prit quelques photos de la sépulture.
Une femme qui se recueillait sur une tombe voisine s’approcha en boitillant. Elle ne mesurait pas plus d’un mètre cinquante et avoisinait les quatre-vingts ans.
Son visage reflétait la tendresse.
— Bonjour, Monsieur, excusez-moi de vous importuner.
Dominique lui adressa un large sourire. Elle était coiffée d’une perruque qu’elle avait arrimée de travers.
— Vous ne me dérangez pas, Madame, que puis-je faire pour vous aider ?
— Il n’a pas plu depuis plusieurs jours. J’aimerais arroser mes fleurs, mais les arrosoirs et les robinets sont au bout de l’allée et je marche difficilement.
— Vous aimeriez que j’aille vous chercher un arrosoir ?
— Ce serait aimable à vous. C’est pour mon mari, je viens le voir deux fois par semaine, depuis trente ans.
Elle jeta un coup d’œil à la tombe d’Odile Bernier.
— C’est quelqu’un de votre famille ?
Dominique comprit que l’arrosoir n’était qu’un prétexte à satisfaire sa curiosité.
— C’est quelqu’un de la famille d’un de mes patients, je travaille dans une clinique.
Elle écarquilla les yeux et esquissa une moue admirative.
— Dans une clinique ?
— Oui.
— Vous êtes un docteur ?
Dominique se mit à rire, cette femme l’amusait.
— Non, je ne suis pas assez malin pour ça, je ne suis que kinésithérapeute.
Nouvelle mimique.
— Quand mon mari était malade, un kinéthérapeute s’occupait de lui.
— Kinésithérapeute.
— Oui, je sais, c’est trop compliqué pour moi.
— Qu’est-ce qui est arrivé à votre mari, Madame ?
Elle fit une grimace fataliste.
— Cancer. Il est parti en trois mois de temps. Il avait à peine cinquante-sept ans. Il n’a jamais bu une goutte d’alcool et n’a jamais fumé. Et il jouait au tennis deux fois par semaine.
— Je suis désolé, Madame.
Elle balaya l’air d’un geste fataliste.
— C’est la vie, que voulez-vous, je m’y suis faite. En plus, c’était un bel homme. Je ne l’ai jamais trompé, figurez-vous. Et je n’ai pas connu d’autre homme après lui. Pourtant j’étais encore belle et j’avais quelques prétendants.
— Vous êtes une sainte femme, Madame.
Elle lui adressa un clin d’œil.
— J’en ai quand même connu quelques-uns avant lui.
Dominique lui rendit son œillade.
— Ça restera entre nous.
Elle soupira.
— Il y a longtemps que je n’ai plus vu quelqu’un chez Madame Bernier.
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