« Mets-toi en boule, se répète-t-il, ça ne durera pas ; en attendant que ce soit fini, drogue-toi ; fais la planche. » Son père, lui, aura souffert pourtant jusqu'à la mort ; mais aussi, quelle vie ! Le tout est de savoir si la débauche l'eût délivré de sa passion ; tout sert la passion : le jeûne l'exaspère, l'assouvissement la fortifie ; notre vertu la tient éveillée, l'irrite, elle nous terrifie, nous fascine ; mais si nous cédons, notre lâcheté ne sera jamais à la mesure de son exigence… Ah ! forcenée ! Il aurait fallu demander à son père comment il a vécu avec ce cancer. Qu'y a-t-il au fond d'une vie vertueuse ? Quelles échappatoires ? Que peut Dieu ?
A sa gauche, Raymond s'efforçait de surprendre le mouvement de la grande aiguille sur le cadran de l'horloge pneumatique ; il songea que son père avait dû déjà quitter l'hôtel. Le désir lui vint d'embrasser une fois encore le vieillard : simple désir de fils ; mais entre eux se noue un autre lien du sang, plus secret : ils sont parents par Maria Cross. Raymond descendit en hâte vers la Seine, bien qu'il y eût du temps encore avant le départ du train ; peut-être cédait-il à cette folie qui oblige de courir ceux dont les vêtements sont en feu. Intolérable certitude qu'il ne posséderait jamais Maria Cross et mourrait sans l'avoir possédée. Ce qu'il avait eu ne comptait pas ; rien n'avait de prix que ce qu'il n'aurait jamais.
Cette Maria ! Il fut stupéfait de ce qu'un être, sans le vouloir, puisse peser d'un tel poids dans le destin d'un autre être. Il n'avait jamais songé à ces vertus qui sortent de nous, travaillent souvent à notre insu et à de grandes distances, d'autres cœurs. Au long de ce trottoir, entre les Tuileries et la Seine, la douleur pour la première fois l'obligeait d'arrêter sa pensée sur ces choses à quoi il n'avait jamais réfléchi. Sans doute, parce qu'au seuil de ce jour il se sent démuni d'ambitions, de projets, de jeux, rien ne le détourne de sa vie révolue ; n'ayant plus d'avenir, soudain tout son passé fourmille : que de créatures à qui son approche fut fatale ! Encore ne sait-il pas combien d'existences il a orientées, il a désorientées ; il ignore qu'à cause de lui, telle femme a tué un germe dans son sein, qu'une jeune fille est morte, que ce camarade est entré au séminaire, qu'indéfiniment chacun de ces drames en a suscité d'autres. Au bord de ce vide atroce qu'est ce jour sans Maria, et que suivront tant d'autres jours sans elle, il découvre à la fois cette dépendance et cette solitude : la plus étroite communion lui est imposée avec une femme qu'il est pourtant assuré de ne jamais atteindre ; il suffisait qu'elle vît la lumière, pour que Raymond demeurât dans les ténèbres : jusqu'à quand ? Et s'il en veut sortir coûte que coûte, s'il veut échapper à cette gravitation, quels autres défilés s'ouvrent à lui que ceux de la stupeur et du sommeil ?… à moins que, dans son ciel, cet astre soudain s'éteigne, comme tout amour s'éteint. Mais Raymond porte en lui une passion forcenée, héritée de son père — passion toute-puissante, capable d'enfanter jusqu'à la mort d'autres mondes vivants, d'autres Maria Cross dont il deviendra tour à tour le satellite misérable… Il faudrait qu'avant la mort du père et du fils, se révèle à eux enfin Celui qui à leur insu appelle, attire, du plus profond de leur être, cette marée brûlante.
Il passa la Seine déserte, regarda l'horloge de la gare : son père devait être dans le train, déjà. Raymond descendit sur le quai de départ, longea le convoi, n'eut pas à chercher longtemps : derrière une vitre, se détachait cette figure morte ; les paupières étaient closes, les mains jointes sur un journal déplié, la tête un peu renversée, la bouche entrouverte. Raymond toqua du doigt ; le cadavre ouvrit les yeux, reconnut celui qui avait frappé, sourit, et, trébuchant, s'avança à sa rencontre dans le couloir. Mais tout son bonheur fut empoisonné par la crainte puérile que le train partît sans que Raymond ait eu le temps de descendre.
« Maintenant que je t'ai vu, que je sais que tu as voulu me revoir, va-t'en, mon chéri ; on ferme les portières. »
En vain le jeune homme lui assurait que cinq minutes restaient encore et qu'en tout cas le train s'arrêtait à la gare d'Austerlitz : le vieillard ne redevint tranquille que lorsque son fils fut de nouveau sur le quai ; alors, ayant baissé la glace, il l'enveloppa d'un regard plein d'amour.
Raymond s'informait si rien ne manquait au voyageur : voulait-il un autre journal, un livre ? Avait-il retenu sa place au wagon-restaurant ? Le docteur répondait : « Oui… oui… », dévorait des yeux ce garçon, cet homme si différent de lui, si pareil à lui — cette part de son être qui lui survivrait un peu de temps et qu'il ne devait jamais revoir.