Raymond déclara que c'était son tour, cette nuit. Et comme Basque risquait : « Tu ferais mieux d'aller dormir ; si tu voyais ta tête… » il protesta qu'il n'éprouvait aucune fatigue, qu'il avait très bien dormi tous ces temps-ci :
« A Bordeaux, les lits ne manquent pas, vous savez. »
Cela fut jeté sur un tel ton que Basque baissa le nez. Plus tard, quand le docteur ouvrit les yeux, il vit Raymond debout, et, l'ayant attiré à lui, murmura : « Tu sens le musc… Je n'ai besoin de rien ; va te coucher. » Mais vers minuit, il fut tiré encore de son assoupissement par les allées et venues de Raymond dans la chambre. L'adolescent avait ouvert en grand la fenêtre, y penchait son corps, grondait : « La nuit est étouffante… » Des papillons entrèrent. Raymond enleva sa veste, son gilet, son col, et revint s'asseoir dans le fauteuil ; le docteur entendit, quelques secondes après, une respiration calme. Au petit jour, le malade s'éveilla avant celui qui le veillait et, stupéfait, il regardait son enfant, la tête pendante et sans souffle, comme tué par le sommeil. La manche de sa chemise était déchirée sur le bras musculeux, couleur de cirage, où apparaissait un tatouage, de ceux que savent dessiner les marins.
La porte tournante du petit bar ne cessait de tourner ; autour des couples dansants se resserrait le cercle des tables et, sous leurs pas, comme la peau de chagrin, se contractait le tapis de cuir : en de si étroites limites les danses n'étaient plus que verticales. Sur les banquettes, les femmes riaient de voir, à leurs bras écrasés les uns contre les autres, la trace écarlate d'une caresse involontaire. Celle qui s'appelait Gladys et son compagnon s'enveloppaient de fourrures :
« Alors, vous ne venez pas ? »
Larousselle leur affirma qu'ils partaient au moment où ça commençait d'être amusant. Les deux mains enfoncées dans les poches, les épaules balancées, le ventre provocant, il alla se jucher sur un haut tabouret, fit rire le barman et des jeunes hommes auprès desquels il se flattait de détenir le secret d'un cocktail aphrodisiaque. Maria, seule à sa table, but encore une gorgée de champagne, posa son verre. Elle souriait dans le vague, indifférente à la présence de Raymond, — tout occupée d'il ne savait quelle passion, — défendue contre lui, séparée de lui par ce qu'accumulent dix-sept années dans une existence. Plongeur étourdi et aveugle, Raymond surgissait du fond des années mortes, remontait à la surface. Pourtant, ce qui, du passé confus, lui appartenait en propre, n'était qu'une mince route vite parcourue entre d'épaisses ténèbres ; le museau à terre, il avait suivi sa piste, ignorant toutes les autres qui croisaient la sienne… Mais ce n'est plus le temps de rêver : à travers la fumée et les couples, Maria Cross lui a jeté un regard vite détourné. Pourquoi ne lui a-t-il même pas souri ? Raymond s'effare de ce qu'après tant d'années se recompose, sous l'œil de cette femme, l'adolescent qu'il fut : timide, empêtré d'un désir sournois. Ce Courrèges, fameux pour ses audaces, frémit, ce soir, parce que d'une seconde à l'autre Maria Cross peut se lever, disparaître ; n'essaiera-t-il d'aucune manoeuvre ? Il subit cette fatalité qui nous condamne au choix exclusif, immuable, qu'une femme fait en nous de certains éléments ; et elle ignorera éternellement tous les autres. Rien à faire contre les lois de cette chimie : chaque être à qui nous nous heurtons dégage en nous cette part toujours la même et que le plus souvent nous eussions voulu dissimuler. C'est notre douleur de voir l'être aimé composer sous nos yeux l'image qu'il se fait de nous, abolir nos plus précieuses vertus, mettre en pleine lumière cette faiblesse, ce ridicule, ce vice… Et il nous impose sa vision, il nous oblige de nous conformer, tant qu'il nous regarde, à son étroite idée. Et il ne saura jamais qu'aux yeux de tel autre, dont l'affection ne nous est d'aucun prix, notre vertu éclate, notre talent resplendit, notre force paraît surnaturelle, notre visage celui d'un dieu.
Redevenu sous le regard de Maria Cross un adolescent honteux, Courrèges ne souhaitait plus de se venger : son humble désir était que cette femme connût sa carrière amoureuse et toutes ses victoires depuis qu'à peine chassé de Talence, il fut à la lettre enlevé, nourri par une Américaine qui le garda six mois au Ritz (la famille croyait qu'il était à Paris pour préparer Centrale). Mais justement, c'est cela qui n'est pas possible, lui semble-t-il : se révéler à Maria Cross différent de ce qu'il fut dans le salon « luxe et misère » étouffé d'étoffes, le jour qu'elle répétait, la face détournée : « J'ai besoin d'être seule, Raymond ; comprenez-moi : il faut que je sois seule. »
C'était l'heure où déjà le flot se retire : mais les habitués du petit bar demeuraient qui, en même temps que de leur vestiaire, s'étaient débarrassés de leur douleur quotidienne. Cette jeune femme en rouge tournoyait de joie, les bras étendus comme des ailes, et l'homme la tenait par les hanches : qu'ils étaient heureux, ces deux éphémères unis en plein vol ! Sur ses épaules énormes, un Américain avait une tête rase de petit garçon ; attentif aux directions d'un dieu intérieur, il improvisait seul des pas, obscènes peut-être ; et comme on applaudissait, il salua gauchement avec un sourire d'enfant heureux.
Victor Larousselle s'était rassit en face de Maria, et parfois il se retournait, dévisageait Raymond. Sa large face d'un rouge vineux (sauf, sous les yeux, ces poches bistrées) paraissait quémander un salut. En vain Maria le suppliait de regarder ailleurs : ce que Larousselle ne pouvait souffrir à Paris, c'était le nombre infini des têtes qu'il n'y connaissait pas. Dans sa ville, il n'était guère de figures qui ne lui rappelassent un nom, des alliances, et qu'il ne pût situer d'un coup d'aeil, soit à sa droite parmi les gens auxquels on montre de la courtoisie, soit à sa gauche avec les réprouvés qu'on connaît mais qu'on ne salue pas. Rien de plus commun que cette mémoire des visages dont les historiens attribuent le privilège aux grands hommes : Larousselle se souvenait de Raymond pour l'avoir vu dans le coupé de son père, autrefois, et pour lui avoir, à l'occasion, tapoté la joue. A Bordeaux, sur le trottoir de l'Intendance, il ne l'aurait manifesté par aucun signe, — mais ici, outre qu'il ne s'accoutumait pas à l'humiliation de n'être reconnu de personne, son secret désir était que Maria ne demeurât point seule, tandis qu'il faisait le fou avec ces deux petites Russes. Attentif aux gestes de Maria, Raymond suppose qu'elle détourne Larousselle de lui adresser la parole ; il se persuade qu'après dix-sept ans, elle voit toujours en lui une brute maladroite et honteuse. Le jeune homme entendit le Bordelais gronder : « Et puis je le veux, hé ! ça doit te suffire. » Un sourire masqua la face mauvaise de cet homme qui vint vers Raymond, avec l'assurance des gens persuadés que leur poignée de main est une grâce : « Il ne se trompait pas ? c'était le fils de ce bon docteur Courrèges ? Mais sa femme se souvenait très bien d'avoir connu Raymond quand il était petit, du temps que le docteur la soignait… » Il prit d'autorité le verre du jeune homme, l'obligea de se placer auprès de Maria qui retirait vite sa main à peine tendue ; Larousselle un instant s'assit, puis se leva et, sans vergogne :
« Vous permettez, hé ?… un instant… »
Déjà il avait rejoint au comptoir les deux petites Russes. Bien qu'il pût revenir d'une seconde à l'autre, et que rien ne fût plus urgent pour Raymond que de mettre à profit cette minute, le jeune homme demeurait silencieux. Maria détournait la tête ; il sentait l'odeur des cheveux courts et vit, avec une émotion profonde, que quelques-uns étaient blancs ; quelques-uns ? des milliers peut-être… La bouche un peu forte, épaisse, — fruit par miracle intact encore, — fixait toute la sensualité de ce corps ; et il ne restait qu'une lumière toute pure dans les yeux, sur le front découvert. Ah ! qu'importait que la vague du temps eût battu, lentement rongé, amolli son cou, sa gorge ! Elle dit, sans regarder le jeune homme :
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