Il s'appuya contre le lit, murmura : « C'est vrai, je suis à jeun », demanda à sa femme de lui faire du chocolat sur la lampe à esprit-de-vin.
« Si tu crois que je trouverai du lait à cette heure ! Il n'y a probablement plus de pain à la cuisine. Mais quand tu auras soigné cette fille, elle te préparera un petit souper… Le dérangement vaut bien ça !
— Que tu es sotte, ma pauvre amie ! Si tu savais… »
Elle lui prit une main, et lui parla de tout près :
« Tu as dit : “Tout cela est fini… tout cela est loin de moi.” C'est donc qu'il y a eu quelque chose entre vous ? Quoi ? J'ai le droit de le savoir. Je ne te reprocherai rien, mais je veux savoir. »
Essoufflé, le docteur dut s'y reprendre à deux fois pour se chausser. Il grommelait : « Je parlais en général… Ça ne se rapportait pas à Maria Cross… Voyons, Lucie, tu ne m'as pas regardé. » Mais elle repassait en esprit les derniers mois écoulés : Ah ! oui, elle tenait la clef enfin ! Tout s'expliquait, tout lui paraissait clair.
« Paul, ne va pas chez cette femme. Je ne t'ai rien demandé, jamais… Tu peux bien m'accorder cela. »
Il protestait doucement que cela ne dépendait pas de lui. Il se devait à un client malade, peut-être près de mourir : une chute sur la tête, ce pouvait être la mort.
« Si tu m'empêches de sortir, tu seras responsable de cette mort. »
Elle se détacha de lui, ne trouvant plus rien à répondre. Elle balbutiait, tandis qu'il s'éloignait : « C'est peut-être un coup monté, ils se sont donné le mot… », puis se souvint que le docteur n'avait pris aucune nourriture depuis la veille. Assise sur une chaise, elle était attentive au murmure des voix dans le jardin.
« Oui, elle est tombée de la fenêtre… ça ne peut être qu'un accident : elle n'aurait pas choisi, pour se détruire, la fenêtre du salon, à l'entresol… Oui, le délire. Elle se plaint de la tête… ne se souvient de rien. »
M meCourrèges entendit que son mari ordonnait à l'homme d'aller chercher de la glace au village : il en trouverait à l'auberge ou chez le boucher ; il faudrait prendre aussi chez le pharmacien du sirop de bromure.
« Je passerai par le bois de Berge. Ce sera moins long que si je faisais atteler…
— Vous n'aurez pas besoin de lanterne : avec ce clair de lune, on y voit comme en plein jour. »
Le docteur avait à peine franchi le petit portail des communs, qu'il entendit courir derrière lui ; une voix haletante l'appelait par son prénom. Alors, il reconnut sa femme en robe de chambre, avec sa natte pour la nuit, et qui, à bout de souffle et ne pouvant parler, lui tendait un morceau de pain rassis et une barre de gros chocolat.
Il traversa le bois de Berge où la lune tachait les clairières sans que sa blancheur pût percer les feuilles, mais elle régnait sur la route et s'y épandait comme dans un lit creusé pour sa clarté. Ce pain et ce chocolat avaient le goût de ses goûters de pensionnaire, — le goût de son bonheur, à l'aube, quand il partait pour la chasse, que ses pieds étaient baignés de rosée et qu'il avait dix-sept ans. Etourdi par le choc, il commençait à peine de sentir la douleur : « Si Maria Cross allait mourir… pour qui avait-elle voulu mourir ? Mais l'avait-elle voulu ? Elle ne se rappelle rien. Ah ! qu'ils sont assommants, ces « choqués » qui ne se rappellent jamais rien, et recouvrent de ténèbres le moment essentiel de leur destinée ! Mais il ne faudra pas l'interroger : d'abord que son cerveau travaille le moins possible… Tu n'es qu'un médecin à son chevet, rappelle-toi. Non, ce n'est pas un suicide : quand on veut mourir, on ne choisit pas une fenêtre de l'entresol. Elle ne se drogue pas, que je sache… C'est vrai que sa chambre sentait l'éther un soir… mais c'était un soir de migraine… »
Au-delà de son angoisse étouffante, aux confins de sa conscience, un autre orage grondait, — il éclaterait à son heure : « Cette pauvre Lucie, jalouse ! quelle misère ! Il sera temps d'y songer plus tard. Me voici arrivé… On dirait un jardin de théâtre sous la lune… C'est bête comme un décor de Werther… Je n'entends pas crier. » La porte principale était entrebâillée. Le docteur se dirigea par habitude vers le salon désert, revint sur ses pas, monta un étage. Justine ouvrit la porte de la chambre. Il s'approcha du lit où Maria Cross gémissante écartait de la main une compresse qui couvrait son front. Il ne vit pas ce corps où était collé le drap et que si souvent il avait, en pensée, dévêtu. Il ne vit ni les cheveux défaits, ni le bras découvert jusqu'à l'aisselle ; mais cela seul l'intéressait qu'elle l'eût reconnu, que le délire ne fût qu'intermittent. Elle répétait : « Qu'est-il arrivé, docteur ? Qu'est-ce qu'il y a eu ? » Il enregistra : amnésie. Et maintenant, penché sur cette poitrine nue dont naguère la douce vie voilée le faisait frémir, il écoute le cœur, puis, touchant d'un doigt léger le front blessé, il trace les frontières de la blessure : « Ça vous fait mal là ? et là ?… et là ? » Elle souffrait aussi de la hanche ; il rabattit le drap avec précaution, ne dénuda que l'étroit espace contusionné, puis le recouvrit. L'œil sur sa montre, il compte les pulsations. Ce corps lui était livré pour qu'il le guérît et non pour qu'il le possédât. Ses yeux savent qu'il ne s'agit pas pour eux de s'enchanter, mais d'observer ; il regarde ce corps ardemment, de toute son intelligence ; son esprit lucide barre la route au triste amour.
Elle gémissait : « Je souffre… Que je souffre… », écartait la compresse, en réclamait une nouvelle que la servante trempait dans la bouilloire. Le chauffeur rentra avec un seau où était la glace ; mais quand le docteur voulut l'appliquer sur le front de Maria, elle repoussa la calotte de caoutchouc, réclama une compresse chaude d'un ton impérieux ; elle criait au docteur : « Dépêchez-vous donc un peu ; il vous faut une heure pour exécuter mes ordres ! »
Le docteur s'intéressait fort à ces symptômes qu'il avait observés chez d'autres « choqués ». Ce corps qui était là, cette source charnelle de ses songes, de ses rêveries désolées, de ses délectations, ne suscite plus en lui qu'une curiosité intense, qu'une attention décuplée. La malade parlait maintenant sans délirer, mais avec abondance ; et le docteur admirait que Maria dont l'élocution était d'ordinaire si défectueuse, qui avait coutume de chercher ses mots et de ne pas les trouver toujours, fût soudain presque éloquente, tombât sans effort sur l'expression la plus juste, sur le terme savant. Quel mystère, songe-t-il, que ce cerveau dont un seul choc décuple la puissance !
« Non, docteur, non : je n'ai pas voulu mourir. Je vous défends de croire que j'en ai eu le désir. Je ne me rappelle rien, mais ce qui est sûr, c'est que je n'ai pas voulu mourir, mais dormir. Je n'ai jamais aspiré qu'au repos. Si quelqu'un s'est vanté de m'avoir réduite à mourir, je vous défends de le croire ; vous me comprenez ? Je vous l'in-ter-dis.
— Oui, mon amie… Je vous jure que personne ne s'est vanté… Soulevez-vous un peu ; avalez cela : c'est du bromure… Ça vous calmera.
— Je n'ai pas besoin d'être calmée. Je souffre, mais je suis calme. Eloignez donc la lumière. Tant pis, j'ai taché les draps. Je renverserai encore votre drogue, si cela me plaît… »
Et comme le docteur lui demandait si elle souffrait moins, elle répondit qu'elle souffrait au-delà de tout, mais que ce n'était pas seulement de sa blessure ; et verbeuse, elle éleva de nouveau la voix, ce qui inspira à Justine cette réflexion : « Madame parle comme un livre. » Le docteur lui dit d'aller se reposer, et qu'il veillerait seul jusqu'au matin.
« Quelle autre issue que le sommeil, docteur, je vous le demande ? Tout me paraît si clair maintenant ! Je comprends ce que je ne comprenais pas ; ces êtres que nous croyons aimer… ces amours misérablement finies… je connais la vérité maintenant… (Elle repoussa de la main la compresse refroidie, et ses cheveux mouillés restèrent collés à son front, comme suants.) Non pas des amours, mais un seul amour en nous ; — et nous ramassons au hasard des rencontres, au hasard des yeux et des bouches, ce qui pourrait y correspondre peut-être. Quelle folie d'espérer atteindre cet objet… Songez qu'il n'est aucune autre route entre nous et les êtres que toucher, qu'étreindre… la volupté enfin ! Nous connaissons bien pourtant à quoi mène ce chemin, et pourquoi il fut tracé : pour continuer l'espèce, comme vous dites, docteur, et pour cela seulement. Oui, comprenez-vous, nous empruntons la seule route possible, mais qui n'a pas été frayée vers ce que nous cherchons… »
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