Je réfléchis intensément.
Je me dis : « La mort, c'est plus rien » ; je n'arrivais pas à comprendre un « plus rien » éternel. « Alors c'est Dieu » ; mais je ne comprenais pas davantage ; ça m'effrayait tout autant.
Il faisait trop noir dans cette cave.
* * *
Quand il eut bien pleuré, le maçon mangea sa dernière tartine. Il ne m'en offrit pas. Du reste, je n'avais toujours pas faim. Après quoi, il but une gorgée de vin et je m'aperçus que j'étais brûlé par la soif.
— Vous seriez gentil de me passer le litre, lui dis-je.
Il grommela quelque chose entre ses dents et demeura immobile.
— Vous ne voulez pas ? insistai-je.
— Il est vide ! dit le maçon.
Son mensonge m'indigna. Comment cet homme qui respirait mon oxygène pouvait-il me refuser à boire ? Il me fit horreur, chacune de ses expirations me causa une torture et attisa ma brusque haine, car chacune de ses aspirations était trois secondes de vie qu'il me prenait.
* * *
Je me disais que si je parvenais à m'échapper de cette cave, jamais plus je ne penserais de la même façon.
Tout me serait indifférent, hormis le soleil et le grand air. Je n'aimerais plus Marie-Thérèse, je n'écrirais plus une ligne, et je ne réfléchirais plus ni à Dieu ni au néant.
Eh bien ! en ce moment même où j'écris , j'ai baissé mon store à cause du soleil.
* * *
Lentement, la vie du maçon me devint odieuse. Il me volait mon oxygène égoïstement, mais ce n'était pas tellement cela qui me révoltait, c'était le coup du litre. Voilà, nous mourions ensemble, comme deux mouches sous une tasse renversée, et il avait le triste courage de posséder encore quelque chose. Il régnait sur son litre de vin.
— Écoute, lui dis-je, tu es infâme. Ton vin, tu m'entends, tu ne le pisseras jamais. Et pense à ce mot : jamais , avec ta cervelle de bois !
Il dut être hébété par cette brusque sortie, il toussota.
Vraiment, cette cave devenait invivable. Une chaleur croupissante s'y entassait. Chaque fois que je respirais, ça me brûlait dans la poitrine. Je pensais à cet air de cave que nos deux vies corrompaient comme une mère corrompt le vin.
Alors s'ancra en moi l'impérieuse idée que la mort de l'un des deux prolongerait l'existence de l'autre.
« Il faut tuer ce maçon », décidai-je, et je découvris mille bonnes raisons de le faire, dont la meilleure était l'abrègement de ses souffrances. Mais comment procéder ? L'acte ne me répugnait pas, il m'embarrassait. Je savais qu'un homme est souvent aussi difficile à supprimer qu'un chat. Je ne voulais pas tuer pour tuer, mais pour détruire.
A ce moment, le maçon recommença de parler.
— Cette fois, on est en route pour la crève, dit-il ; j'étouffe, par moments.
Tout en l'écoutant, je promenai ma main sur le sol, à la recherche de la penture. Je la découvris bientôt. De quelle façon fallait-il la tenir ? Par son extrémité tranchante, et m'en servir comme d'une massue, ou par son extrémité arrondie, et l'utiliser comme un poignard ? Je choisis la première solution. « Comme ça, me dis-je, il ne saignera pas ! »
Je sortis mon mouchoir et en enveloppai la partie tranchante afin de mieux l'assujettir dans ma main.
J'écoutais parler le maçon, je ne me souviens plus de ce qu'il disait, et j'essayais de comprendre sa mort à lui aussi. Elle était beaucoup plus compréhensible que la mienne. A travers lui, ça n'avait vraiment plus d'importance qu'il y ait un Dieu ou non.
* * *
Je m'approchai de lui et cherchai à situer sa nuque, très exactement, dans le noir. Du bout des doigts, j'effleurai ses cheveux.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.
— Rien, répondis-je.
Et je frappai de toutes mes forces.
Il poussa comme un petit cri exclamatif, vite dérobé.
— Rien, répétai-je, il n'y a plus rien.
J'avais les doigts tellement crispés sur l'instrument que je ne pus le lâcher tout de suite.
Une abominable tristesse m'envahit alors. Je venais de détruire le dernier bruit qui demeurait dans la cave : le bruit du maçon. J'essayai de parler, de frapper sur les caisses, mais mon bruit n'était plus du bruit. Il retombait sur moi.
Je me saisis du litre de vin. Au moment de le porter à mes lèvres, j'eus un sursaut : Non ! Non ! Je ne devais pas boire, je ne pouvais pas avoir tué pour m'emparer d'une chose aussi bassement matérielle. Je lançai de toutes mes forces la bouteille contre le mur. Ce fut le tout dernier bruit que j'entendis, car elle appartenait au maçon ! Jamais je n'eus à ce point le sens de la propriété.
Je n'avais plus envie de revoir les yeux roses. Je me traînai à l'autre extrémité de la cave, je fis une longue aspiration sur la part d'oxygène que je venais de récupérer. Et je m'évanouis lentement, transformé par un amer désenchantement.
* * *
Les types de la Défense passive me découvrirent quelques heures plus tard. C'est en apercevant le vélo du maçon devant la masure éboulée qu'ils avaient eu l'idée de creuser.
Marie-Thérèse me dit qu'elle avait eu bien peur. Je suis sûr qu'elle avait pensé à son veuvage probable et qu'elle l'avait déjà compris, bien mieux que je n'avais compris ma mort !
* * *
De mon bureau, je regarde tomber le soir.
A quelle heure m'éveillerai-je demain ?
La Mort m'avait dit : « La cupidité mène au meurtre. »
Il y avait une fois, dans un quartier populeux, un homme nommé Adrien Druet, qui était très pauvre et qui, comme tous les gens très pauvres, aurait préféré être très riche.
On répète volontiers que nul n'est satisfait de sa condition, pourtant il faut bien reconnaître que tous les indigents désirent la fortune alors que les comblés n'envient aux pauvres que le peu de bien que ceux-ci possèdent.
C'est un problème dont l'humanité a posé l'énoncé en oubliant de le résoudre. Voici déjà trop longtemps, un nommé Jésus-Christ essaya de mettre de l'ordre dans cet état de choses, mais il se heurta à la colère des riches, à la férocité des pauvres, à l'indifférence des juges. Les premiers le dénoncèrent, les seconds le crucifièrent, les autres se lavèrent les mains. Ce qui prouve bien qu'à tout prendre l'indifférence est la propreté d'ici-bas.
Désespéré, Jésus remonta au ciel. Et ses bonnes intentions furent exploitées par l'Église et les candidats députés.
Mais le monde tourne tout de même, et, lors de sa prochaine visite, le fils de Dieu ne s'y perdra pas.
* * *
La philosophie d'Adrien Druet n'allait pas jusqu'à ces considérations. Les pauvres n'ont pas le culte des pensées réconfortantes.
Ce pauvre bougre ressemblait à la faim. Il en avait les dents longues, les joues creuses, le teint blafard, l'estomac étroit et le rire tout en canines. Du reste, il se nourrissait de peu, ses ressources ne lui permettant aucune extravagance gastronomique. Sa constitution chétive lui interdisait les travaux pénibles, son manque d'instruction les ouvrages rémunérés. Druet tenait un modeste emploi chez un escroc-aux-petites-annonces qui lui faisait copier des lettres dix heures par jour, moyennant un salaire ridicule.
Il habitait un appartement obscur et exigu, dans un immeuble frileux. Adrien souffrait de son taudis comme d'un chancre. Ce célibataire funambulesque avait le goût du beau.
La meilleure partie de son argent servait à l'achat de livres pour midinettes. Les idylles ingénues, les passions roses et les drames en mie de pain l'intéressaient fort peu. Ce qu'il demandait à ces opuscules, c'était la vision d'une vie somptueuse et le secret des réussites éclairs. Il n'était jamais déçu par les dactylos épousant leur patron. Il aimait le moteur silencieux des Rolls-Royce, l'ampleur des salons de réception aux lustres immenses où la lumière pleure des larmes de cristal. Il rêvait des buffets honteusement garnis de mets coûteux. Il imaginait les habits, le linge de soie, les bijoux de famille, les petits doigts levés…
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