Pourquoi avait-elle accepté de jouer ce rôle de femme adulée ? Grand Dieu que c’était ridicule de se déguiser en madame Worms, alors qu’elle était la fille Rogissard. Grignoter des toasts en tenant le petit doigt levé, morigéner la bonne, appeler son mari mon ami, voussoyer Ange, se promener en automobile et se sentir la fille d’un ivrogne ! Quelle ironie ! Mais qu’y pouvait-elle ?
Elle n’était pas de ces femmes-caméléons, sans passé, qui s’adaptent à chaque décor. Dans ses veines coulait un sang mêlé de vin, le sang du peuple, un sang de tâcheron, un sang de 14 juillet. Elle conservait ses pensées plébéiennes comme un cadeau obligatoire de sa nation et de sa race.
François lui apportait son innocence et sa pureté, une immense affection débordait de son âme, mêlée de gratitude. Elle se reprenait à chantonner comme autrefois, à Paris, lorsqu’elle regagnait le Trinité Hôtel au bras d’un homme qu’elle croyait posséder. Maintenant elle pouvait reposer son regard sur un être neuf. La gravité de François l’amusait, son exaltation, sa foi, son ton pathétique l’émouvaient étrangement. Et elle devinait qu’il était lui aussi troublé par elle. Il avait des rougeurs adorables lorsque par hasard leurs mains-se touchaient.
* * *
La salle à manger des Worms : Claire et François jouent aux dames.
Worms et Soleil se chauffent les reins.
Les deux joueurs sont gais. Les deux hommes sont tristes.
Le médecin médite amèrement sur cette quiétude passée qui s’effiloche un peu plus chaque jour. Pourquoi se sent-il de plus en plus honteux ?
Il n’y a pas de honte à vieillir. Il regarde sa femme, il regarde son fils. Oui, il est jaloux, étrangement jaloux. Non pas qu’il nourrisse des doutes sur la conduite ou les sentiments de Claire. Claire est d’une autre époque, c’est une femme farouche, fidèle d’une façon absolue comme seules certaines femmes du peuple ou de vraies dames sont capables de l’être. Mais le docteur se sent berné. Quinze ans il a lutté pour séduire cette femme et en quinze ans il n’a pu obtenir d’elle autre chose qu’une passivité sans limites, qu’une bonne volonté à se laisser combler, qu’une amitié sans tendresse. Sa vie ! il donnerait avec joie sa vie pour faire éclore sur les lèvres de sa femme un seul des sourires dont elle comble François. Il examine avec aigreur ce fils qui débarque d’un passé dont il s’est à jamais délivré. Si Worms était superstitieux… S’il était superstitieux, il croirait que Blanche se venge. Pauvre Blanche, lorsqu’il pense à elle, il ne peut plus l’imaginer vivante. Elle a toujours été comme une morte. Il a épousé une morte, il l’a tenue dix ans dans sa main, puis un jour il a écarté les doigts et l’a abandonnée à la terre. Il lui fallait ses deux mains pour s’emparer de Claire. Et en ce moment, bien qu’elle ne lui ait jamais appartenu, Claire lui échappe.
Le vieux Worms se tourne vers Soleil. Il se sent pris d’affection pour le musicien déconfit, il passe par les mêmes transes que lui. Ange se dit qu’en définitive, François est dangereux puisqu’il accapare Claire. Sans l’attention, sans l’aide, sans la volonté de Claire, Ange Soleil trébuche. Demain, si cet état de choses continue, il ne sera plus qu’un déchet sans ferment, inutile à l’humus de l’humanité.
* * *
Huit jours plus tard, trois policiers allemands vinrent perquisitionner chez le médecin. L’officier qui commandait cette opération déclara avoir reçu une lettre anonyme, accusant François Worms de manœuvres terroristes. Leurs recherches furent vaines, mais les gens de la Gestapo emmenèrent néanmoins le jeune homme.
— Un garçon de vingt-deux ans, n’a rien à faire chez lui déclarèrent-ils avec un mauvais sourire. N’ayez crainte, s’il est innocent nous lui trouverons un emploi.
Ange Soleil était de cet avis.
Un soir d’hiver les trois personnages de notre récit étaient réunis dans le grand salon de la maison, autour de la cheminée — Worms adorait les feux de cheminée — . La nuit les avait surpris dans cet assoupissement, et petit à petit la pièce était entrée dans l’obscurité sans que l’un des trois ne songeât à donner la lumière. Les reflets de l’âtre dansaient sur le plafond une ronde irrégulière, et les flammes montaient haut dans le gouffre noir de la cheminée avec un doux crépitement de cendres chaudes.
Aucun ne parlait, tous trois se perdaient dans la contemplation du feu, offrant leur visage au rougeoiement convulsif des bûches. La même pensée les habitait sans doute car au bout d’un instant, lorsque Ferdinand questionna :
— Et que dit-il encore ?
Claire et Soleil relevèrent la tête simultanément.
— Il prétend que les bombardements leur empêchent de fermer l’œil, murmura le musicien.
— Les bombardements, dit Worms. Pauvre garçon, si calme, si éloigné de ce tumulte.
— Faut-il que les gens soient immondes, pour se livrer à ce monstrueux trafic de dénonciations, soupira Claire.
Le médecin jeta un coup d’œil à Ange Soleil qui frémit et sentit ses mains se glacer. Il n’en pouvait plus. Cela faisait des semaines que le pauvre diable ployait sous le remords. Décidément il n’avait aucune envergure. Les premiers jours il s’était félicité de sa trouvaille. Sa lettre avait sorti du jeu ce pion dangereux que figurait François et il avait sauté de soulagement. Mais peu à peu il s’était laissé prendre par la tristesse de Claire. Il ne mangeait plus et faisait des cauchemars. L’atmosphère de la maison se condensait, chacun vivait une vie provisoire, avec des habitudes impérieuses, des gestes machinaux, des mots vides. Non il n’en pouvait plus. Et le soir surtout sa lassitude le tourmentait comme un abcès. À chaque instant, l’envie lui prenait de se jeter aux genoux des époux en se frappant la poitrine. « Je suis l’être immonde dont vous parlez, mais ayez pitié de moi, ne m’abandonnez pas, donnez-moi l’assurance que vous veillerez toujours sur moi et peut-être alors pourrai-je enfin vivre normalement et m’améliorer. Il faut de l’argent pour devenir un brave homme lorsqu’on n’est qu’une chiffe. La vertu coûte cher, offrez-m’en une. Je ne peux plus supporter ce perpétuel qui-vive. Oh, Claire, si j’avais su, comme je t’aurais épousée ! »
Claire se leva, abandonnant à ses pieds une flaque de lumière rouge.
— Je vais m’occuper du dîner, annonça-t-elle.
Les deux hommes demeurèrent côte à côte, les couacs aux genoux, pareils à des vieillards.
— Vous pleurez ! fit Worms d’une voix lente.
Le musicien renifla.
— Un homme ne doit jamais pleurer, continua le docteur. Il doit conserver sa peine et la laisser fermenter. La vie est un ferment, Ange.
Soleil tourna vers lui un petit visage contracté par la douleur et par l’effroi qu’elle lui causait.
— Docteur, oh docteur, balbutia-t-il, je suis un salaud, un salaud, si vous saviez…
Worms repoussa du pied une bûche qui s’effondrait.
— Je sais, dit-il sèchement.
Soleil s’arrêta, interdit ; il n’osait pas comprendre.
— Vous… vous savez, bégaya le musicien.
Ferdinand secoua la tête.
— Oui, et vous vous demandez pourquoi je vous tolère sous mon toit après ce que vous avez fait. Mais, mon pauvre Soleil, vous ne voyez donc pas que je suis le seul à bénéficier de votre lâcheté. Votre vermine vous ronge et je vis de votre vermine. En me prenant mon fils, vous m’avez rendu ma femme. Et ma femme, c’est plus que ma vie, voyez ce que je suis devenu pour elle : j’ai refusé de vieillir, j’ai dressé mon corps à une acrobatie amoureuse, j’ai délaissé la médecine, j’ai perdu mon nom et terni ma gloire. Je me suis renié, j’ai… je n’ai pas empêché ma première femme de mourir, moi, le docteur Worms. Et c’est vous qui vous frappez la poitrine ! Ayez donc le courage d’être vous-même jusqu’au bout. Voyez, je participe à votre crime par cet aveu, je me fais votre complice afin de vous aider. Vous ne pleurez plus ? C’est bien, peut-être qu’un tourment rentré vous fortifiera. Vous manquez de phosphore, tout Soleil que vous êtes. Redressez la tête, vous, voici quelqu’un. J’ai vu le maire aujourd’hui, il paraît que vos palmes s’avancent. Une fois décoré vous vous sentirez l’égal de n’importe qui.
Читать дальше