Le médecin sentit le regret contenu dans ces paroles et embrassa tendrement la jeune femme, ce qui remplit d’aise Soleil. Il semblait au musicien que chaque caresse des époux fortifiait sa position.
— Votre père est un excellent homme également, assura Ferdinand.
— Mais quel ivrogne ! lâcha Soleil. Hier au soir encore, il pleurait au Café de la Gare, devant au moins cinquante personnes. C’est grotesque pour toi, Claire, et pour le docteur. Songes-y, tu pourrais essayer de sermonner ton père. Bon Dieu, il ne s’appartient plus. Lorsqu’on a une fille aussi bien mariée il faut savoir se faire oublier.
Des larmes apparurent dans les yeux de la fille Rogissard.
— Là, là, calmez-vous, balbutia Worms affolé par ce chagrin silencieux. Que nous importe l’opinion publique ! Je crois vous avoir montré le peu de cas que j’en fais. Quant à votre père, je déplore son penchant pour la bouteille à cause de sa santé, mais permettez-moi de ne pas tenir un langage de médecin — chacun prend son plaisir où il peut. Allons, ne pleurez plus, souriez avec le printemps, mon amour. N’avez-vous pas dit tout à l’heure que les hirondelles étaient de retour ?
— Les hirondelles, les hirondelles, murmura Ange d’une voix rêveuse, car il n’avait plus faim.
Et ce fut une belle journée.
Quinze ans s’écoulèrent, quinze années livides, échevelées, comme les motifs en bas-relief d’une fresque de monument romain.
En 1930 le colonel Worms mourut, sans trop s’en apercevoir, d’une affection cardiaque. Ferdinand éprouva un gros chagrin. Bien qu’il le vît rarement, son père occupait une grande place dans son existence. Le vieillard lui apportait une foule de croyances plus ou moins fallacieuses, de rodomontades, de verve facile, de hâbleries, étrangères au caractère du médecin mais dont cependant il avait besoin de percevoir l’écho. Claire et Ange veillèrent le corps du défunt en compagnie de Ferdinand. Le musicien assista son ami Worms avec un tact dont on ne l’aurait jamais cru capable. Il est à remarquer que les êtres médiocres savent profiter de l’abattement de ceux qui les dominent pour se rendre indispensables. Soleil s’occupa des pompes funèbres, des faire-parts, du teinturier et du repas. Il revêtit son costume le plus sombre, prit son air le plus inspiré. Il enviait Claire de pouvoir prendre le deuil. Il désirait tellement se fondre dans cette famille ! À force de manger du Worms, Ange croyait devenir Worms.
Le noir allait bien à Claire. Sa tristesse naturelle se reposa sous le crêpe.
On enterra le colonel dans le petit cimetière de Rigneux envahi par les ronces, fourmillant de lézards, bourdonnant d’abeilles — symbole de perpétuité — qui viennent prendre aux morts ces douceurs auxquelles ils sont indifférents : les parfums et le sucre.
La colonelle refusa d’aller habiter chez son fils. Son tempérament rigide pouvait s’accommoder d’un gros chagrin. Elle demanda seulement à Ferdinand de lui laisser François. Son petit-fils possédait les yeux et les manies du colonel. Il procurait à sa grand-mère ces éléments indispensables à la vie : l’affection et les soucis.
L’entêtement de la vieille dame ravit le médecin, Worms se souciant peu de rompre l’engourdissement bienheureux de sa vie conjugale en faisant venir auprès de lui une femme autoritaire et un gamin turbulent.
La colonelle prit donc à son compte l’éducation de François. L’instruction de l’enfant fut confiée au Curé et à l’instituteur qui s’appliquèrent à en faire un bon chrétien et un solide républicain. Mais ni le catholicisme ni l’instruction civique ne séduisirent le gamin. Le colonel avait semé dans cette jeune âme quelques graines de fantaisie avec ses palabres, ses promenades, ses gamineries de vieux petit garçon. Cette fantaisie germa bien vite dans la solitude. François se retrouva seul ; il était le plus affecté de la mort du vieillard. Il ne pouvait admettre la disparition de son compagnon à cheveux blancs qui le parait de ses décorations, lui laissait admirer ses épaulettes moisies, et l’emmenait de ferme en ferme tonitruant, riant, calmant la colère des chiens par des paroles mystérieuses. L’enfant errait mélancoliquement dans les chemins creux où chuchotent les noisetiers. Il ne s’aventurait plus dans les embauches et regardait craintivement les taureaux têtus. Le colonel savait les flatter en caressant les poils crépus de leur front, maintenant il avait peur de leurs yeux alanguis et cruels qui le fixaient avec la hargne vengeresse d’un ennemi vaincu attendant son heure. Désormais le ruisseau méandreux conservait ses poissons. Les houx si solides et qui donnaient de si bons bâtons semblaient avoir haussé leurs branches. Les puits étaient noirs, et l’eau de nuit croupissant au fond gardait la petite voix frêle sans lui faire l’honneur d’un écho. François allait s’asseoir devant la forge du maréchal-ferrant et regardait les sabots grésillants de la jument du maire, laquelle lui paraissait plus haute que le cheval de Troie. Il avait l’impression que jamais plus il ne pourrait grimper sur le large dos où le juchait le colonel. Jamais plus il ne sentirait racler ses fesses par le dur côtèlement, et jamais plus ses jambes nues ne rencontreraient le contact émouvant de cette peau souple que font frissonner les mouches. Il restait là, dans cette odeur de corne brûlée, essayant d’évoquer la haute silhouette de l’officier à travers l’âcre fumée. Le maréchal jurait après la bête. C’était un brave homme aux cheveux hérissés qui devait ressembler à Vulcain avec son tablier de cuir, ses poignets gainés de cuir, et sa face en cuir mal rasée. Le colonel l’aimait bien et le saluait militairement. « Il faut bien puisque vous êtes maréchal, s’esclaffait-il. » Ah ! la douceur de ce début de passé ! Ah ! les bottes du colonel ! Ah ! sa moustache de vieux guerrier inutile qui était mort comme se rouille un sabre n’ayant jamais servi !
Les soirs maintenant tombaient tristement sur des journées vides et les premiers feux le glaçaient.
Dès que le crépuscule enflammait la tête des arbres, François se rendait au cimetière. La grille grinçait. Le vent du soir courait entre les croix. Il y avait çà et là des perles de verre et des lettres de zinc détachées des inscriptions fixées aux couronnes. Des poteries éclatées par les gels du dernier hiver exhalaient l’odeur putride des fleurs pourries et les tombes tanguaient sur un lac de glaise jaunâtre. Celle du colonel ressemblait à une barque paisible.
Ici repose
François regardait le sol dans lequel s’enfonçaient ses sabots bressans. Ici repose ! mais non ! le colonel n’était pas dans cet enclos raviné. Il demeurait un peu partout pour l’enfant. Son rire sonnait dans le cliquetis de ses médailles, le marteau du maréchal rappelait sa force, son pouvoir mûrissait dans chaque graine de houx et les bêtes se souvenaient de lui. Des parcelles de sa gloire tombaient du ciel en fils de la vierge scintillants de rosée lumineuse.
François se mit à aimer cette magie rustique qui conservait si bien son grand-père. En grandissant il fit la conquête du village. Il savourait l’enchantement des saisons et l’éternité des actes. Il aimait l’école pour la salle de classe d’où l’on entendait crier les hirondelles, pour l’odeur puissante de ses camarades, pour le pittoresque du grand Tep qui mâchait de la douce-amère. Il aimait l’église parce qu’elle était une véritable église de campagne avec des chemins de croix dignes du douanier Rousseau, des bancs de bois où l’on s’accroche, et parce que le jour qui tombe des vitraux est une lumière de paradis campagnard. Il aimait le cordonnier et sa pie apprivoisée. Il aimait le petit café où chaque samedi, Baptiste l’accordéoniste allait jouer « Elle a perdu son pantalon », en lançant des ruades aux gamins qui l’approchaient.
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