On le voit, les bouleversements sociaux troublèrent fort peu la famille Worms. François commençait à se faire un nom dans la presse périodique. Il vivait comme un ermite dans son petit village de l’Ain, mais en 1943 son père, effrayé par les luttes intestines mettant aux prises l’armée secrète et les forces miliciennes appuyant l’occupant, craignit pour la sécurité de son fils, son instinct paternel fut tiré de la léthargie dans laquelle elle s’était engloutie.
— Les campagnes ne sont plus sûres écrivit-il à François, viens habiter avec nous.
La colonelle pleura pour la première fois de sa vie.
L’arrivée de François dans la maison du Boulevard de Brou créa une diversion dans les habitudes de ses occupants.
Dès le premier soir Ferdinand regretta sa décision. Son fils lui fit peur. Avec lui s’écroulait un bonheur laborieusement construit. Jusqu’ici il avait vécu ardemment pour Claire, sans éprouver la moindre gêne. Il l’entourait de ces mille attentions qui ne peuvent se prodiguer que dans l’intimité la plus absolue.
Petit à petit ses relations avaient déserté son logis car, malgré son souci des convenances, Worms ne pouvait masquer le profond ennui dans lequel le plongeait la présence de tierces personnes. Son fils était pire qu’une tierce personne. Désormais le médecin allait devoir se surveiller, refréner ses élans d’époux et ne jamais oublier qu’il était père. Les yeux d’un fils sont ceux d’une conscience.
Worms ne pouvait plus supporter chez lui que la présence de Soleil. Soleil était tout le public de son amour. Il encourageait la dévotion de Ferdinand pour sa femme et savourait chaque baiser. Le musicien ne croyait pas à sa bonne fortune, bien qu’au cours des dernières années sa situation se soit consolidée, il vivait sur un éternel qui vive et s’attendait chaque jour à ce que Worms les chassât Claire et lui. Il ne pouvait comprendre l’extase du médecin. Cet amour durerait donc toujours ? Avec son esprit versatile Soleil ne pouvait croire cela. Sa politique était une politique d’attente. Il se disait que Worms avait près de cinquante-cinq ans et qu’un jour il serait vieux. Alors Ange sortirait vainqueur de ce tournoi obscur, car il avait quinze ans de moins.
La venue du fils de Worms lui causa une désagréable impression. Bon Dieu ! il avait passé quinze ans de sa vie à séduire le médecin, à s’installer dans son foyer, à manger dans sa main, à l’arroser de ses larmes, à l’égayer de ses rires, à lui dédier ses œuvres musicales, à lui ligoter sa femme, — parce que, il fallait bien le dire, c’est lui qui avait le plus contribué à faire de Claire madame Worms — . Il s’était hissé au rang pénible d’ami de famille, avec tout ce que cette fonction comporte de conseils à donner, de confidences à recevoir, de services à rendre. Qui donc en effet conduisait l’automobile au cours des sorties dominicales ? Qui consolait les tristesses de Claire par des pressions de mains prudentes et des clins d’yeux indéfinissables ? Qui écoutait les lamentations de Worms lorsque celui-ci s’épouvantait de ces états dépressifs chez sa femme ? Ange, toujours Ange. Il était devenu l’Éminence grise de ce ménage étrange, l’homme à tout faire familier devant qui la gêne s’évanouit.
En vérité François Worms était mal venu dans ce foyer qui ne pouvait plus être le sien. Il s’y introduisait à grand-peine comme un corps étranger dans une chair contractée par l’appréhension.
La nuit de son arrivée, Soleil ne put fermer l’œil. Il se retournait dans son lit, éclairait sa lampe de chevet, puis se replongeait dans l’obscurité sans parvenir à s’endormir ou à trouver une solution à son angoisse. Cette angoisse qui tournait dans sa tête comme une roue de moulin, broyant toute pensée lucide. La vie chez Worms ressemblait à un numéro de music-hall, elle tenait à un prodige de complaisances et d’habitudes. Le jeune homme arrivait avec son insouciance et ses sabots dans ce climat fragile. Qu’allait-il se produire ? Il ne devait pas savoir qu’en haute altitude un éternuement peut provoquer une avalanche. Et puis il s’agissait d’un roman à trois. Soleil se voyait démasquer par le fils Worms, privé de subsides, privé de Claire, seul avec son petit embonpoint de notaire. Que deviendrait-il si semblable catastrophe fondait sur lui ? Il ne savait rien faire pour lui-même, il était incapable de se nourrir, incapable aussi de crever de faim.
Worms de son côté se débattait contre des pensées d’un autre ordre. La présence de son fils pesait sur lui ; ce soir-là, il n’avait pas osé — pourquoi ? — toucher sa femme. Cette longue frénésie sexuelle qui brûlait en lui depuis quinze ans menaçait de s’éteindre. Il était glacé par l’insupportable idée de la faillite de son appétit charnel. Il pensait à ce soir d’automne où il avait visité un vieillard bouleversé par son impuissance. Il avait ri, l’imbécile. Pauvre Faust ! il le comprenait maintenant. L’autre était mort, plaise à Dieu que le même sort lui soit réservé si décidément il devait subir cet outrage des ans. Il baignait dans la chaleur de Claire, son genou touchait le jarret de Claire et ce contact n’éveillait en lui aucun désir, son corps devenait insensible. Allons, que diable, il n’allait pas s’avouer vaincu. Furtivement il caressa le corps endormi de cette femme de trente-huit ans, aux formes épanouies. Il fallait, il fallait qu’il l’éveillât par une étreinte frénétique, mais il n’osait pas s’aventurer dans un assaut incertain.
Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc ? se demanda le médecin. Bien sûr je suis un cérébral, et c’est la pensée de mon fils couché à côté qui m’obsède, ce grand fils de vingt-deux ans.
Pourquoi ce jeune homme inconnu surgissait-il à ses côtés ? Non, son fils, ce grand fils n’était pas son fils mais une sorte de père du petit enfant de quatre ans que les colonels avaient emmené, ravis, un surlendemain de onze novembre.
Doucement Worms se leva et s’en fut raccrocher l’écouteur téléphonique. Si au moins un malade pouvait l’appeler !
* * *
Le lendemain, les craintes de Soleil connurent une accalmie. Il comprit que François ne le gênerait pas. Ce garçon frêle et rêveur regardait bien au-delà de son entourage. Il contemplait un univers fantastique peuplé par ses héros. Tout de suite il organisa son existence commodément. Il passait son temps à muser à travers la ville et dans les campagnes avoisinantes ou bien se cloîtrait des heures entières dans sa chambre pour écrire. Il était d’humeur égale, aimable et d’un commerce facile. Il charmait par sa conversation. Il parlait bien et tenait des raisonnements d’homme expérimenté qui surprenaient chez un être aussi jeune. François possédait une sorte d’expérience intuitive, faisant de lui l’égal d’un homme ayant longuement vécu. Worms n’osait plus bouger devant son fils et se taisait. Il redoutait de se laisser deviner en se manifestant. Le médecin tâchait à se créer un personnage conventionnel de père et cette immobilité le vieillissait abominablement. L’inaction ankylose. Amer et taciturne, il examinait Claire, surveillait les réactions de sa femme devant son fils. Voici que soudain une jalousie voilée pointait dans son cœur. Pourquoi Claire retrouvait-elle un rire depuis si longtemps disparu ? Worms n’osait croire que ce fût la jeunesse de François qui déridait ainsi sa femme. Car enfin lui-même n’était pas si vieux et l’amour lui conservait une éternelle jeunesse. Peut-être après tout son entrain sonnait-il faux et tous ces cadeaux dont il la couvrait, toutes ces ardeurs dont il l’assaillait ne pouvaient compenser le seul sourire d’une bouche de vingt ans. Claire et François bavardaient interminablement. Le jeune écrivain prêtait ses livres favoris à sa belle-mère, les commentait et lui donnait la notion de choses invisibles pour d’autres. Il lui lisait sa prose à voix basse, le soir, Worms les aurait tués. Parfois il essayait de s’immiscer dans leur clan en posant une question mais les deux autres lui répondaient d’un air ennuyé, et il venait s’asseoir avec Soleil auprès de la cheminée, comme un chien triste qui n’intéresse plus. Claire sortait lentement de l’engourdissement hivernal où l’avait plongé son mariage. Elle venait de passer quinze ans entre ces deux hommes dont l’un l’avait déçue et l’autre exaspérée et qu’elle finissait par mépriser profondément.
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