— Non.
— Tu as refusé, sursauta le musicien, mais imbécile, tu ne comprends donc pas qu’il nous arrive une chose inouïe. Il est immensément riche, ce gars-là.
Alors, il se produisit un fait incroyable.
Claire se leva et gifla son amant.
— Tu m’avais promis le mariage toi aussi, lui dit-elle, mais tu n’aurais jamais le courage de devenir un mari. Tu n’es qu’un pauvre petit homme en trop. Un homme sans la moindre importance collective. Tiens, lèche ma main comme un bon chien bien nourri. N’aie crainte va, je ne te laisserai jamais. Si je te perdais, ce serait mon tour d’être faible et mon sang alors s’arrêterait de couler.
Elle refit en courant le trajet jusque chez Worms.
— J’accepte, dit-elle à Worms, je serai votre femme si je puis moi-même transmettre à Soleil les bienfaits par lesquels vous comptez le… dédommager. Êtes-vous d’accord ?
— Oui, dit résolument Ferdinand.
À cet instant, le téléphone tinta. C’était Faber qui demandait conseil à Worms sur un cas de méningite.
— Vous voyez, murmura le médecin, après avoir secouru son collègue, vous voyez, malgré ma perversion, je demeure tout de même une parcelle de vérité dans le mouvement universel.
Le second mariage de leur fils plongea les parents de Worms dans une noire indignation.
— Comment, écrivit la colonelle, après t’être élevé au tout premier rang des personnalités de ta ville, voici que tu commets la plus banale, la plus midinette des mésalliances, tu épouses ta secrétaire, toi, le docteur Worms. Mais, mon cher fils, tu pouvais enfin prétendre aux meilleurs partis ; ton père et moi savons bien que Bourg ne compte pas une seule femme libre, veuve ou demoiselle, qui ne soit sensible à ta gloire, ton éducation et ta fortune.
Le père Worms se lamenta. Il alla de ferme en ferme expliquer aux paysans indifférents que son fils devait avoir perdu la raison à soigner celle d’autrui.
Il jura à sa femme de ne jamais remettre les pieds chez son fils et refusa d’assister à la cérémonie bien que celle-ci lui fournît l’occasion d’endosser une ultime fois son uniforme de gala. À part soi, il trouvait Ferdinand diantrement stupide de s’enchaîner à nouveau alors qu’il aurait pu jouir de sa liberté. Faut-il que cette gueuse soit habile pour le traîner devant le maire, grondait le vieillard.
Il l’avait aperçue aux obsèques de Blanche où elle lui avait fait bonne impression par son maintien, sa réserve et sa discrète activité, mais il ne voulait plus en convenir et reniait son premier jugement. Il ne doutait pas que Claire appartînt à ces perfides gourgandines qui sont des tiques de ménages et des mangeuses de veufs. Après avoir dédaigné la carrière militaire, son fils lui infligeait une seconde déception. Il résolut de contrebalancer cette double faillite d’un Worms en faisant du petit François un être d’élite, dur à la vie, c’est-à-dire ami du danger et ennemi des femmes. Il lui inculqua des principes rigoureux, incompréhensibles pour l’enfant. Afin de l’aguerrir, il l’envoyait faire des courses en pleine nuit malgré les protestations de sa femme. Il l’obligeait à toucher des vipères mortes, à tuer des taupes, à plumer des volailles, à s’ôter soi-même des échardes, à accomplir enfin mille exercices baroques qui provoquent généralement une répulsion. Il lui défendit de jouer en compagnie des petites filles du village et lui expliqua en termes savoureux qu’un homme digne de son sexe doit envelopper dans un même mépris tout ce qui ne pisse pas debout. Il arpentait la commune tout autant que le facteur et savait les noms de tous les chiens. Son petit-fils marchait dans son ombre. Le colonel s’habillait de coutil l’été et de velours l’hiver mais il arborait en toute saison un feutre à larges bords et des bottes de cuir souple. Il aimait la compagnie des villageois.
— Il n’est pas fier, assuraient ceux-ci. Car il parlait volontiers et s’appliquait à les divertir.
Mais cette rondeur cachait le mépris du galon pour la plèbe. Le vieux Worms était bon enfant par calcul. Il fallait un auditoire à ses récits et un auditoire soumis. Il donnait son opinion sur les problèmes du bourg. Le colonel potassait le « Chasseur français » et prodiguait des conseils concernant la vie rurale. Il apprenait aux paysans l’art de châtrer les chiens, de greffer les arbres fruitiers, de poser des châssis. Il savait tout. Il récitait par cœur les noms de tous les ministres. Il prévoyait les incidents parlementaires, on le consultait comme un oracle. Souvent, l’après-midi, il rendait visite à son ami l’instituteur et interrompait sa classe pour interroger ses élèves comme s’il eût été l’inspecteur primaire. Tout le pays lui appartenait, il avait l’impression que chacun œuvrait à son intention afin de parfaire l’harmonie de ses jours, et que la roue du moulin tournait pour son plaisir.
La maison des Worms n’attirait pas le regard. C’était une bâtisse quelconque, grise et un peu triste dont les vitres reflétaient le calvaire de la place. Madame Worms n’en sortait guère. Elle passait son temps en fourbissage ; les meubles de style bressan luisaient, de même que le dallage rouge des pièces. C’était une gageure, en maîtresse de maison accomplie, la colonelle tirait des éclats de toutes les surfaces lisses. Elle tyrannisait sa bonne, une rousse aux doigts usés et aux yeux faibles et jurait de la renvoyer, mais elle se gardait bien de mettre à exécution cette sentence car nulle part elle n’aurait trouvé une fille aussi laide, aussi dolente, aussi maladroite sur qui exercer sa cruauté glacée de bourgeoise. Cette domestique représentait une indulgence partielle pour l’ancien officier en ce sens qu’elle détournait de lui l’attention de sa femme. Aussi la choyait-il en cachette par crainte de la perdre.
Un jour par semaine, les Worms recevaient l’instituteur et le curé — personnages éminemment classiques — . Malgré leurs divergences d’idées, les deux hommes s’entendaient fort bien car ils étaient du même village, et savaient juguler leurs opinions en se menaçant de souvenirs communs.
Ces relations masculines suffisaient à la colonelle qui détestait la compagnie des personnes de son sexe. C’était une femme de caserne, aimant le clairon.
Le mariage de son fils lui parut un signe de débilité mentale. Elle approuva son mari lorsque celui-ci refusa d’assister à la noce, pourtant, comme malgré tout elle aimait Ferdinand, afin de ne pas l’affliger elle lui conseilla de se marier dans la plus stricte intimité par égard au chagrin de la mère Borecque.
Le médecin ne souffla mot. Mais après la cérémonie, il emplit sa voiture de bonnes choses et arriva chez ses parents sans les prévenir. Il parvint à Rigneux au moment du déjeuner, jetant l’affolement chez les retraités qui ne s’attendaient pas à cette intrusion et demeurèrent saisis.
— Je vous présente ma femme, dit-il d’une voix ferme, puisant du courage dans le désarroi des siens.
Claire embrassa gentiment ses beaux-parents et prit François sur ses genoux. Sa gravité fit bonne impression. Le colonel était embarrassé et restait sans voix. Il regrettait de ne pas éprouver une colère d’opéra devant ce coup d’état. Mais la jeunesse de Claire le désarmait. Il ne pouvait s’empêcher de la trouver charmante. Le brave homme s’empêtrait dans des compliments périmés qu’il lançait comme des ordres militaires.
— Charmante. Brr brr très heureux. Brr brr. Bonheur. Santé. Entente. Brr. Brr.
Ferdinand riait sous cape.
La colonelle ne prêtait que très peu d’attention à sa nouvelle bru, mais elle maudissait son fils de la lui présenter sans avoir averti. Pour l’instant, seules comptaient ses préoccupations domestiques. Grâce aux provisions fastueuses apportées par le médecin, le repas fut digne d’un sous-diacre et se prolongea toute la journée. Le stratagème de Ferdinand réussit pleinement, il avait mené cette opération familiale en stratège consommé. Claire amadoua sa belle-mère en la complimentant sur la tenue de sa maison. Elle admira plus que ne l’exigeait la politesse ses faïences anciennes, ses meubles encaustiqués, la soumission de sa bonne et sa dextérité à découper le pâté en croûte sans l’émietter.
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