Il repoussa les draps, s’assit et se frotta les yeux.
— Mais dans quel pétrin me suis-je fourré ? murmura-t-il.
Il gagna la salle de bains pour faire sa toilette. Dans le miroir, il vit un homme aux yeux cernés, résultat prévisible d’une nuit d’insomnie. Il se sentait comme emporté à toute vitesse sur les rails ondulants d’un grand huit, tantôt déprimé par la perspective de commettre un acte terrible dans un pays aux châtiments atroces, tantôt exalté par l’espoir d’un soudain revirement, d’un événement providentiel qui, comme par magie, résoudrait le problème et le libérerait de l’effroyable fardeau qu’on lui avait mis sur les épaules.
Dans ces moments d’espoir, il se raccrochait de toutes ses forces à la conversation de la veille avec Ariana. Le ministre de la Science comprendrait sans doute le bien-fondé de sa demande, pensa-t-il devant le miroir, en étalant la mousse sur son visage, avant de se raser. L’argument selon lequel la clé du message chiffré était cachée quelque part dans le texte du manuscrit ne manquait pas de bon sens, c’était même une évidence qui n’échapperait certainement pas au ministre. Oui, se dit-il, tout en se brossant à présent les dents. On l’autoriserait forcément à consulter le texte. Et pendant qu’il le consulterait, peut-être trouverait-il toutes les réponses dont la CIA avait besoin, peut-être découvrirait-il des éléments qui rendraient inutile le vol du manuscrit, le délivrant ainsi d’une situation dont il ne se sentait pas à la hauteur.
Il ferma les yeux et murmura une promesse.
— Si je m’en tire, je promets de prier tous les jours de cette année. Il ouvrit un œil et considéra la rigueur de sa promesse. Bon, tous les jours de l’année, c’est peut-être un peu trop. Je prierai tous les jours du mois prochain.
Plein d’une confiance inattendue, insufflée par sa promesse, il ouvrit le robinet de la douche et testa la température avant de se glisser sous l’eau.
Le ravissant visage d’Ariana apparut dans le hall de l’hôtel un peu après l’heure convenue. Tomás avait déjà avalé son petit-déjeuner et l’attendait impatiemment sur le canapé du bar. Ils se saluèrent et l’Iranienne s’assit à la même place que la veille, en commandant un jus d’orange au serveur. Maîtrisant mal son anxiété, l’historien alla droit au but.
— Alors ? Le ministre ?
— Quoi le ministre ?
— Il m’autorise ?
Ariana eut l’air de comprendre enfin la question.
— Ah, oui, s’exclama-t-elle. L’autorisation.
— Il m’autorise ?
— Eh bien… Non.
Tomás se figea.
— Non ? balbutia-t-il.
— Non, il refuse de donner l’autorisation, confirma Ariana. Je lui ai expliqué que, selon vous, le poème était un message codé dont la clé se trouvait dans le texte. Il m’a déclaré qu’il était vraiment désolé mais que, pour des raisons de sécurité nationale, vous ne pouviez pas avoir accès au contenu du document et que, si cela impliquait un retard dans le décryptage du poème, peu importait.
— Mais… cela peut même impliquer une impossibilité de déchiffrer tout le poème, insista le Portugais. Lui avez-vous expliqué ?
— Bien sûr. Mais il ne veut rien savoir. Il dit que la sécurité nationale passe avant tout et que, concernant le problème du décodage, il ne s’agit pas seulement du problème de l’Iran. C’est aussi votre problème, dit-elle en pointant du doigt son interlocuteur.
— Le mien ?
— Oui, le vôtre. Rappelez-vous, agah Jalili vous a dit que vous ne seriez autorisé à quitter l’Iran qu’après avoir déchiffré les formules. Le ministre m’a confirmé que c’était bien le cas. D’ailleurs, il semblerait que l’affaire ait remonté jusqu’au président. Ariana fit un geste de résignation. Je suis vraiment navrée, Tomás, mais vous êtes condamné à décoder ces messages secrets.
L’historien respira profondément et fixa du regard le marbre poli qui brillait par terre ; il se sentait découragé et piégé.
— Je suis fichu, commenta-t-il en guise d’aveu.
Ariana toucha son bras.
— Du calme, ne vous laissez pas abattre. J’ai vu que vous étiez un excellent cryptologue. Vous parviendrez à percer ces énigmes, j’en suis sûre.
Le Portugais semblait atterré, une expression de tristesse assombrissait son visage. En vérité, il ne doutait pas d’être capable de découvrir le code secret des messages ; sa demande de consulter le texte du manuscrit relevait finalement plus de sa volonté de mieux connaître le document que de la conviction qu’il cachait la clé du code. Le véritable problème était que la décision du ministre de ne pas en autoriser la consultation signifiait la fin de son dernier espoir de résoudre l’affaire sans avoir à commettre le vol programmé la veille.
— Je suis fichu, répéta-t-il, l’œil sombre.
— Écoutez, dit Ariana, cherchant toujours à le consoler. Vous n’avez aucune raison d’être démoralisé, vous allez solutionner le problème. En plus, c’est aussi pour nous deux une opportunité de travailler ensemble quelque temps. Ça… ne vous réjouit pas ?
Tomás parut se réveiller d’une torpeur.
— Hein ?
— Ça ne vous réjouit pas de travailler avec moi durant quelque temps ?
L’historien contempla le visage parfait de l’Iranienne.
— C’est en fait la seule chose qui me retienne de me suicider à l’instant même, dit-il, presque machinalement.
Ariana rit.
— Vous êtes drôle, il n’y a pas à dire. Elle pencha la tête. Alors qu’est-ce que vous attendez ? On s’y met !
— À quoi ?
— Au travail.
Tomás sortit la feuille avec les messages, la déplia et la posa sur la table basse.
— Oui, vous avez raison, s’exclama-t-il, en tirant un stylo de sa poche. Mettons-nous au travail.
Ils passèrent trois heures à examiner les multiples significations symboliques des divers mots clés du poème, notamment Terra, terrors, Sabbath et Christ , mais ils ne trouvèrent rien de plus que ce qu’ils avaient conclu la veille. Ce fut un travail frustrant, avec toutes les hypothèses griffonnées dans un coin et aussitôt biffées, car absurdes ou inconsistantes.
Peu avant l’heure du déjeuner, Tomás s’excusa et se dirigea vers les toilettes. Contrairement à la plupart des toilettes iraniennes, qui se réduisent à un infecte trou à même le sol, celles-ci disposaient de cuvettes et d’urinoirs, et dégageaient même une odeur parfumée ; pas de doute, il était bien dans un des meilleurs hôtels du pays.
Alors qu’il était concentré devant l’urinoir, l’historien sentit une main se poser sur son épaule et tressaillit.
— Alors professeur ?
C’était Bagheri.
— Mossa ! soupira-t-il. Vous m’avez fait une de ces peurs !
— Vous êtes bien nerveux.
— N’ai-je pas des raisons pour ça ? Vous vous rendez compte du pétrin où vous m’avez fourré ?
— Terminez ce que vous êtes en train de faire, dit Bagheri, en s’éloignant vers le lavabo.
Tomás resta encore un instant devant l’urinoir ; puis il referma sa braguette et alla se laver les mains.
— Écoutez, dit-il, en regardant Bagheri dans le miroir. Je n’ai pas été formé pour ces situations. J’ai réfléchi et… j’ai décidé d’abandonner.
— Ce sont les ordres de Langley.
— Je m’en fous ! Ils ne m’ont jamais dit que je devrais participer à une opération de vol.
— Les circonstances ont changé. Le fait que vous n’ayez pas réussi à lire le manuscrit nous a obligés à changer les plans. En outre, il y a de nouvelles décisions qui dépassent Langley.
— De nouvelles décisions ?
Читать дальше