— Oui. Des décisions prises à Washington. N’oubliez pas, professeur, qu’il s’agit d’une affaire qui menace la sécurité de l’Occident. Qu’un pays comme l’Iran puisse accéder à la formule d’une arme nucléaire facile à concevoir, soyez sûr que ça effraie tout le monde, surtout depuis le 11 Septembre. Aussi, face à un tel enjeu, sachez bien que le dernier des soucis de Washington est de savoir si vous ou moi apprécions ou pas la mission pour laquelle nous avons été recrutés.
— Mais je ne suis pas un commando, vous comprenez ? Je n’ai même pas fait l’armée. Je serais un handicap pour vous.
— Professeur, je vous ai déjà dit hier que votre participation était cruciale pour le succès de l’opération. Vous êtes le seul à avoir vu le manuscrit et vous êtes le seul à avoir vu la pièce où il est conservé. Il pointa Tomás du doigt. Il est donc logique que nous ayons besoin de vous pour nous guider dans la localisation et l’identification du document. Sans votre aide, comment ferions-nous ? On passerait la nuit à cavaler dans le ministère comme des rats déboussolés, en fouillant partout sans rien trouver. Il secoua la tête. Ce n’est pas possible.
— Mais, enfin, n’importe qui pourrait parfaitement…
— Ça suffit, coupa Bagheri, en haussant légèrement le ton. La décision est prise et ni vous ni moi n’y pouvons plus rien. Les enjeux sont trop importants pour se permettre des doutes. Il jeta un œil vers la porte. Du reste, je voudrais savoir une chose.
— Laquelle ?
— Vous croyez vraiment, professeur, que ces gens vont vous laisser repartir dans votre pays une fois votre travail terminé ?
— C’est ce qu’ils m’ont dit.
— Et vous y croyez ? Réfléchissez bien. Vous avez vu le manuscrit d’Einstein et vous allez, en principe, décoder les messages que celui-ci a glissés dans sa formule nucléaire. Or, l’intention du régime étant de maintenir tout cela secret, n’est-ce pas étrange qu’il vous laisse repartir tranquillement chez vous, en sachant ce que vous saurez ? Ne pensez-vous pas que cela constituera un grave risque pour la confidentialité du projet nucléaire iranien ? Croyez-vous qu’après avoir conclu votre travail, et détenant une partie du secret, le régime ne vous considérera pas comme une menace pour la sécurité de l’Iran ?
Tomás écarquilla les yeux, mesurant les implications des questions soulevées par l’Iranien.
— Heu… oui, évidemment… balbutia-t-il. Vous pensez… vous pensez vraiment qu’ils pourraient me retenir ici pour… toujours ?
— De deux choses l’une. Ou bien ils vous tueront dès qu’ils n’auront plus besoin de vous, ou bien ils vous enfermeront dans une prison dorée. Bagheri regarda de nouveau vers la porte, pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls. Selon moi, il est plus probable qu’ils vous retiennent pour toujours en Iran. Le régime est composé d’une bande de fanatiques fondamentalistes, ce qui présente, malgré tout, un côté positif. Bien qu’ils soient implacables dans l’application de la sharia, la loi islamique, ils partagent un profond respect pour le comportement moral. Aussi, n’ayant pas un motif moralement raisonnable pour vous tuer, il est probable qu’ils vous gardent prisonnier. Mais, d’un autre côté, il ne faut pas oublier que des secrets essentiels sont en cause pour le régime. Et les raisons morales, ils peuvent très bien les inventer. Il n’est donc pas exclu qu’ils choisissent une méthode plus radicale et plus sûre pour vous réduire au silence. Vous comprenez ? finit-il par dire en passant le doigt sur son cou.
L’historien ferma les yeux, se massa les tempes et soupira.
— Je suis vraiment fichu.
Bagheri épia de nouveau la porte des toilettes.
— Écoutez, nous n’avons pas beaucoup de temps, dit-il. Je suis seulement venu ici pour vous dire que tout est prêt.
— Qu’est-ce qui est prêt ?
— Les préparatifs pour la mission sont pratiquement achevés. Après le vol, nous vous emmènerons dans un coin perdu de la mer Caspienne, nommé Bandar-e Torkaman, situé proche des ruines du mur d’Alexandre le Grand.
— Bandar et quoi ?
— Bandar-e Torkaman. C’est un petit village portuaire turc, non loin de la frontière du Turkménistan. Dans le port de Bandar-e Torkaman vous attendra un bateau de pêche portant le nom de la capitale de l’Azerbaïdjan, Bakou . C’est un bateau loué par nos soins et qui vous conduira justement à Bakou. Vous avez compris ?
— Plus ou moins… Tomás eut l’air intrigué. Vous viendrez avec moi ?
Bagheri secoua la tête.
— Non, je vais devoir rester ici à Téhéran pour brouiller les pistes. Mais Babak vous y emmènera, soyez tranquille. Il est important, toutefois, que vous reteniez une chose.
Tomás tira un papier et un stylo de sa poche.
— Je vous écoute.
— Non, vous ne devez écrire ça nulle part. Il faut que vous le mémorisiez, vous comprenez ?
L’historien eut une expression de contrariété.
— Que je mémorise ?
— Oui, il le faut. Pour des raisons de sécurité.
— Bon, je vous écoute.
— Quand vous serez sur le Bakou , qui se trouvera à l’ancre dans le port de Bandar-e Torkaman, demandez à voir Mohammed. Rappelez-vous, Mohammed.
— Comme le prophète.
— C’est ça. Demandez-lui s’il a l’intention d’aller cette année à La Mecque. Il vous répondra inch’Allah . Tels sont les mots de passe.
— Avez-vous l’intention d’aller cette année à La Mecque ? répéta Tomás, pour mémoriser la question. C’est bien ça ?
— Oui, tout à fait.
— S’il me répond inch’Allah , c’est que tout va bien.
— Exact.
— Ça paraît simple.
— Ça l’est. Bien, je dois partir, dit Bagheri après avoir consulté sa montre. Je viens vous chercher à minuit.
— À minuit ? Pour aller où ?
L’Iranien le dévisagea, surpris.
— Je ne vous l’ai pas encore dit ?
— Quoi donc ?
— L’opération, professeur.
— Eh bien quoi l’opération ?
— C’est pour cette nuit.
Lorsqu’il rejoignit Ariana au bar, Tomás était si perturbé qu’il ne put se concentrer à nouveau. Plus il fixait le poème, plus il songeait à l’aventure folle qui l’attendait cette nuit. Ses yeux erraient sur les caractères griffonnés sur le papier, tandis que sa tête réfléchissait aux implications des prochains événements, en s’attachant aux détails, depuis les préparatifs pour quitter l’hôtel jusqu’au moment où il rencontrerait sur le bateau le fameux Mohammed. Devait-il emporter son bagage ? Cela n’allait-il pas éveiller des soupçons qu’on le voit sortir de l’hôtel avec son grand sac de voyage ? Non, mieux valait l’abandonner pour n’emporter qu’un petit sac avec l’essentiel. Et comment quitter l’hôtel sans être vu ? Le personnel ne trouverait-il pas suspect de le voir sortir à minuit ? Donneraient-ils l’alerte ? Et, une fois dans le ministère, qu’arriverait-il ? Est-ce que…
— Tomás ? Tomás ?
Le Portugais agita la tête, s’efforçant de revenir dans le présent.
— Pardon ?
— Vous vous sentez bien ?
Ariana le scrutait d’un air intrigué, comme si elle cherchait des signes de fièvre dans la pâleur de son teint.
— Quoi ? Moi ? balbutia-t-il en se redressant. Oui, oui. Je me sens bien, ne vous inquiétez pas.
— Ça n’a pas l’air, vous savez ? Vous semblez ailleurs, inattentif à ce que je vous dis. Elle pencha la tête, dans un geste bien à elle. Vous êtes fatigué ?
— Oui, un peu.
— Vous voulez vous reposer, peut-être ?
— Non, non. Nous allons d’abord terminer ça et j’irai me reposer plus tard. D’accord ?
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