T. Brass - Le Dieu-Baleine

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Dans un avenir lointain, des trillions de Néchiffes à quatre orteils habitent des fourmilières souterraines où ils mènent une existence programmée d’hommes-insectes. Les Agrimachines cultivent pour eux les champs et ont éliminé toute forme de vie inutile. Les ratisseurs de plancton ont fait de même à la surface des océans jusqu’à ce que les mers elles aussi deviennent stériles.
Mais les humains sauvages et les renégats des cités s’efforcent en toute innocence de maintenir les anciennes valeurs de l’humanité. Avec d’étranges alliés comme le
, un navire robot qui a la nostalgie des grandes pêches d’antan… Ou comme Trilobite, le petit cyber sentimental.
Dans la tradition du
d’Aldous Huxley et de
de Frank Herbert, voici la suite d’
, et un nouveau roman tout aussi étrange et inquiétant que le premier sur un avenir écologique possible de l’humanité, écrit par un biologiste qui est aussi un formidable conteur.

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T.J. Bass

Le Dieu-Baleine

Chapitre un

Larry Dever, semi-humain

Si vous avez la tête coupée,
C’est une journée manquée.
Mais si on ne peut vous réparer,
C’est votre vie qui est gâchée.

Le sage de l’île de Todd.

Larry Dever était agenouillé dans l’obscurité devant la Porte Est ; ses genoux s’enfonçaient dans le gravier humide, ses mains s’appuyaient sur les barreaux froids et granuleux. La bruine d’avant l’aube aplatissait ses cheveux blonds touffus. Des gouttelettes froides s’accrochaient à son visage juvénile et anguleux. Son justaucorps et ses jeans en fibre étaient imprégnés d’eau.

« Participation et mise à jour, » murmura Larry.

— « Je participe, » dit sa Ceinture, tandis que clignotait la lueur-témoin d’un chalcogénide amorphe. « Le Parc sera chaud aujourd’hui : trente-trois degrés, ciel clair. Cueillette : abondante. »

Cette longue nuit l’avait glacé jusqu’aux os. Où étaient donc le soleil et la chaleur annoncés ?

— « Sexe ? »

— « Probabilité zéro virgule deux, » dit la Ceinture. Larry sourit. C’était sûrement une probabilité trop forte, vu son jeune âge ; l’activité des gonades était anticipative à 98 %. Il pressa son visage osseux contre les barreaux ; c’était le visage d’un Dever, avec les pommettes et le maxillaire proéminents de son clan. À l’est, le ciel s’éclaircit, passant du bleu à l’ocre pâle tandis que le disque solaire cuivré se dégageait lentement et chassait le brouillard au-dessus du lac.

— « Conclusion. »

Des optiques-sentinelles pivotèrent en haut d’un mât. Les Portes s’ouvrirent en grinçant.

— « Jouis ! Jouis ! Cours, dépense tes C.F.F. ! » cria la Ceinture. Ces mots étaient accompagnés d’une musique entraînante, une charge de cavalerie qui réchauffa le sang de Larry et l’incita à courir sur ses jambes raides dans l’herbe haute et saturée de rosée. Six petits oiseaux bruns s’envolèrent précipitamment des fourrés. Larry continua à courir, dérangeant des hémiptères et une escadrille de phalènes jaune-gris. Ayant atteint les limites de son endurance respiratoire, il s’arrêta pour reprendre haleine. Le soleil chauffa sa nuque et sécha ses jeans en fibre.

— « Cueillette ? » s’enquit Larry.

La Ceinture lui montra toutes sortes de fruits et de céréales : d’énormes tomates-biftecks, du pain-fruit substantiel, des raisins poisseux. Il était stupéfié par cette extravagante profusion de comestibles biologiques. Leurs noms ? Son vocabulaire en ce domaine se limitait aux saveurs des gélatines dont on se nourrissait dans la cité : ambre gris, calamus, noix de cola, mélilot, rue, styrax et ylang-ylang.

« Montre-moi une saveur qui soit à la fois stimulante et subtile. »

— « La variété Malus, » suggéra la Ceinture. « Traverse le lac à la nage et grimpe sur cette colline, là-bas à gauche. Cherche un arbre avec des branches épaisses et noueuses et des fruits multicolores. »

Larry courut jusqu’au bord de l’eau et se débarrassa de ses sandales tressées. Un poisson-chat qui folâtrait près de là s’éloigna précipitamment de la berge, traçant un V à la surface du lac. Il jeta ses jeans et pénétra dans l’eau froide. La vase suinta entre ses orteils. Un frisson parcourut ses jambes et son dos, il eut la chair de poule. Il lança son justaucorps dans l’herbe et s’accroupit en grelottant dans les vaguelettes scintillantes. À présent, tous ses capillaires cutanés se contractaient pour conserver la chaleur. Une éclaboussure le fit suffoquer. Ses premières brasses furent maladroites ; puis d’anciens réflexes cérébelleux lui revinrent et il avança par saccades, d’une nage désordonnée, avec de grands mouvements giratoires. Un déversoir en pente l’amena jusqu’à la crique. Il escalada un pont à aqueduc et se laissa porter par le courant houleux du canal, suspendu au-dessus d’un labyrinthe de conduits et de passerelles. L’herbe était douce sur la colline Malus. Des brindilles qu’il n’avait pas vues blessèrent la plante de ses pieds amollie par l’eau. Ruisselant, il se hissa dans l’arbre et s’assit avec précaution sur l’écorce rugueuse. Il avait à sa portée différentes sortes de pommes greffées : les sauvages, acides ; les rouges, charnues ; et les jaunes, douces. Il en cueillit une, rouge et luisante, et y mordit à pleines dents. La chair était croquante. Et la saveur ! Le soleil au travers des feuilles dessinait un damier ; il fut vite séché. Une abeille arriva en bourdonnant, attirée par les fruits tombés qui fermentaient. La Ceinture chantait. Larry changea de position et s’assoupit sur la branche noueuse. À la brune, il fut réveillé par la brise fraîche.

« Combien avons-nous dépensé ? » s’inquiéta-t-il.

La Ceinture calcula : « 1,207 pas à 0,027, plus 6,11 minutes dans l’eau à 1,0, cela nous fait 38,7 crédits Foule-Flore. »

— « 38,7 C.F.F., » marmonna Larry. « Tant que ça ! Je crois qu’il y aurait intérêt à repartir par la voie gratuite. » Il se redressa, révélant des cuisses et des fesses rougies par l’écorce, et descendit de l’arbre. Il trotta le long de la passerelle de polymère inerte jusqu’à l’endroit où étaient entassés ses vêtements, enfila ses jeans tiédis par le soleil et son justaucorps, qu’il passa par-dessous sa Ceinture. Le cyber dit en crépitant : « As-tu apprécié ces expériences sensorielles dans le Parc ? »

Larry hocha distraitement la tête. La journée s’achevait, et avec elle la stimulation trouvée dans le Parc. Il allait regagner la Cité par le central, et cela signifiait ennui, monotonie, abrutissement. Il s’arrêta à l’entrée de la station ; il fut écœuré par la vision des galeries bondées et les vapeurs fétides qui en montaient. Quelques niveaux plus bas, il aperçut des capsules de fret, sur la voie de garage ; elles fournissaient un moyen de transport plus excitant, mais illégal ; la tentation de nouvelles émotions tactiles, plus l’occasion d’échapper à l’outrage olfactif que constituait le métro. Larry passa par-dessus les grilles de protection et avança témérairement parmi d’immenses et sombres machines exhalant l’arôme des lubrifiants.

La Ceinture le mit en garde. « Danger ! »

— « Que fais-tu de ton esprit d’aventure ? Mes crédits me permettront de payer l’amende. » Il s’approcha d’une capsule dont les ressorts fléchis indiquaient qu’elle était chargée. Il grimpa les échelons jusqu’à la passerelle de visite. « Sens-moi cette cuve. Sûrement des calories altérables. » Il souleva le capot, régla les commandes pour la conduite manuelle, coinça le capot contre l’interrupteur commandant le levier de bascule. Une lumière rouge s’alluma. Les commandes se remirent en conduite automatique. Il appuya davantage sur l’interrupteur.

« Danger ! » répéta la Ceinture.

Larry rampa sur la passerelle de visite et tira sur l’écoutille. Elle s’ouvrit en sifflant ; une bouffée d’air froid et épicé parvint au visage de Larry. La cargaison réfrigérée était d’une couleur sombre et il s’en émanait une odeur de fermentation.

Larry sourit. « Du raisin. »

— « On ne doit pas voler ! » lui rappela la Ceinture.

— « Du calme, » fit Larry, enjôleur ; il salivait, ses glandes parotides excitées. « On ne nous prendra pas. » Il inspecta les rails. Les files de capsules s’étiraient jusqu’à l’infini dans les deux sens. Il ne vit ni gardes ni tourelles-sentinelles, aussi se pencha-t-il prestement à l’intérieur pour prendre une poignée de perles humides.

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