— J’ai reçu des instructions de Langley, finit par dire Bagheri, sans quitter du regard le trafic.
— Ah oui ? Et que disent-ils ?
— Ils ont été déçus d’apprendre que vous ne pourrez plus approcher le manuscrit. Ils voudraient savoir s’il n’y a vraiment aucun moyen d’y parvenir.
— D’après ce que j’ai compris, c’est exclu. Le type du ministère a été catégorique, invoquant sans cesse la sécurité nationale. Si j’insiste, je crains d’éveiller des soupçons.
Bagheri détourna les yeux du trafic et fixa Tomás, les sourcils froncés.
— Dans ce cas, nous allons devoir affronter un gros problème.
— Un gros problème ? Pourquoi ?
— Parce qu’il est inacceptable pour les Américains que ce manuscrit reste entre les mains des Iraniens.
— Mais que peuvent faire les États-Unis ?
— Il y a deux possibilités pour régler cette situation qui menace la sécurité nationale américaine. La première est de bombarder le bâtiment où le manuscrit est conservé.
— Quoi ? Bombarder Téhéran à cause… à cause de ça ?
— Ça, cher professeur, ce n’est pas quelque chose d’anodin. Il s’agit de plans pour une bombe atomique bon marché et facile à concevoir. C’est une menace pour la sécurité internationale. Si un régime comme celui de l’Iran, qui entretient des liens avec des groupes terroristes, parvient à développer des armes nucléaires faciles à fabriquer, vous pouvez être sûr que des fous comme Oussama Ben Laden et autres ne se contenteront pas d’attaquer New York à coups de Boeings. Ils auront à leur disposition des moyens bien plus… explosifs, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je comprends.
— Dans ces circonstances, bombarder un immeuble à Téhéran est un moindre mal, vous ne croyez pas ?
— Si, si.
L’Iranien se remit, durant un instant, à observer le paysage derrière la vitre du taxi.
— Le fait que vous ayez vu hier le manuscrit au ministère de la Science confirme que votre collaboration nous est nécessaire. Mais cette option présente deux inconvénients. Le premier est qu’une action militaire de cette nature entraîne des répercutions gênantes, en particulier dans le monde islamique. Le régime iranien se poserait en victime. Mais cet obstacle pourrait être dépassé s’il n’en existait pas un second, lui, insurmontable. C’est que le bombardement n’atteindrait sans doute pas son objectif stratégique final, à savoir anéantir le document d’Einstein et la formule des armes nucléaires. Le manuscrit serait détruit, bien sûr, mais il est plus que probable que des copies existent dans d’autres coffres iraniens ; rien n’empêcherait le régime de fabriquer la bombe à partir de la formule contenue dans le texte. Autrement dit, le bombardement détruirait le manuscrit original, mais pas la formule déjà copiée.
— C’est très juste.
— C’est pourquoi Langley m’a donné, dans le cas où il ne vous serait pas possible d’approcher le manuscrit, des instructions pour mettre immédiatement en œuvre la seconde option.
L’Iranien se tut, l’air préoccupé.
— Et quelle est la seconde option ? demanda Tomás.
Bagheri respira profondément.
— Voler le manuscrit.
— Comment ?
— En allant au ministère et en prenant le manuscrit. Tout simplement.
D’abord surpris, l’historien finit par rire.
— Bon sang, vous n’y allez pas par quatre chemins ! s’exclama-t-il. Voler le manuscrit ? Mais comment allez-vous faire ça ?
— C’est simple. On se débrouille pour supprimer le garde, on entre à l’intérieur, on localise le document et on s’en empare.
— Mais pourquoi ne pas seulement le microfilmer ? Si vous l’avez sous les yeux, mieux vaudrait vous montrer discrets, non ? Après tout, le fait de voler le manuscrit ne résoudra pas le problème, dès lors qu’ils possèdent certainement, comme vous l’avez dit, des copies conservées dans d’autres endroits.
— Non, ce ne serait pas suffisant. Les États-Unis souhaitent présenter le document au Conseil de sécurité des Nations unies, mais, pour ce faire, il faut d’abord qu’il soit authentifié. Or, ils ne pourront l’authentifier que s’ils ont le manuscrit dans les mains. C’est pourquoi nous devons aller le chercher.
Tomás considéra les conséquences de cette action.
— Mais dites-moi, ce n’est pas dangereux ?
— Tout dans la vie est dangereux. Sortir dans la rue est dangereux.
— J’ai l’impression d’entendre ma mère. Ce qui me préoccupe, c’est de savoir ce qui m’arrivera quand les Iraniens s’apercevront de l’absence du document. Ils ne sont pas idiots et ils feront le lien. Un matin, ils me montrent le manuscrit et, quelques jours après… Il disparaît. Ce sera… comment dirais-je ? Pour le moins suspect.
— Oui, vous ne serez plus en sécurité.
— Alors, dites-moi. Comment allons-nous régler ça ?
— Vous devrez quitter le pays.
— Mais comment ? Ils m’ont dit que je ne serai autorisé à partir qu’après avoir déchiffré les énigmes insérées dans le document.
— Nous vous ferons quitter l’Iran la nuit même où nous volerons le manuscrit.
— Et c’est prévu pour quand ?
— Je ne sais pas encore. J’aimerais que ce soit le plus tôt possible, mais pour l’instant je ne peux pas vous donner de date, il reste plusieurs détails à régler. J’espère le savoir demain. Dès que j’aurai l’information, je passerai à l’hôtel pour vous transmettre les éléments. Ne quittez pas l’hôtel, vous entendez ? Faites tout ce que vous feriez normalement, continuez à travailler sur le déchiffrage des formules et attendez que je vous contacte.
— Hum, très bien, acquiesça Tomás. Donc, si je récapitule, votre idée est de pénétrer dans le ministère par effraction, de voler le document et, aussitôt après, de venir me chercher pour quitter le pays ?
Bagheri inspira.
— Eh bien, c’est plus ou moins ça, oui, dit-il, d’un air réticent. Mais, il y a un petit détail…
— Ah, oui ?
— Oui.
L’Iranien se tut, ce qui attisa la curiosité de l’historien.
— Et quel est ce détail ?
— Vous venez avec nous.
— Oh, mais j’avais compris. Vous allez me faire sortir d’Iran.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Vous aussi vous venez au ministère.
— Comment ça ?
— Vous faites partie de l’équipe chargée du vol.
Les gradins de la grande arène étaient noirs de monde, surtout des femmes vêtues de tchadors sombres, mais tous se conduisaient comme s’il s’agissait d’un jour de spectacle. Quelqu’un poussa Tomás et l’obligea à s’agenouiller au centre, la tête penchée en avant, la nuque et le cou à découvert. Du coin de l’œil, l’historien remarqua la présence d’hommes en longues tuniques blanches islamiques ; ils s’avancèrent et firent un cercle autour de lui, comme s’ils l’assiégeaient, lui ôtant tout espoir d’échapper à ce lieu de mort. Parmi eux apparut le regard triste d’Ariana qui, n’osant pas s’approcher du condamné, lui souffla un timide baiser d’adieux. Aussitôt l’Iranienne disparut et, à sa place, surgit Rahim, les yeux flamboyant de rage, un grand sabre courbe scintillant à sa ceinture. Rahim dégaina son arme d’un geste brusque, l’empoigna à deux mains, se mit en position et la leva vers le ciel, où elle resta figée un instant, une fraction de seconde, rien qu’un bref et long moment, avant que la lame fende l’air et décapite Tomás.
Il se réveilla.
Il était en sueur. Il haletait. Il se demanda s’il était mort, mais non, soulagé, il comprit qu’il était toujours en vie. Le silence de la chambre obscure le rassura, tout ça n’était qu’un cauchemar, mais ce silence lui confirma aussi que l’autre cauchemar, celui dans lequel l’avait plongé l’Iranien du souk la veille, était, lui, bien réel, palpable et imminent.
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