— Je vous répète que je ne peux rien vous dire. Le sujet est confidentiel.
— Mais vous ne voyez donc pas que j’ai besoin de le savoir pour interpréter ce poème ?
— Je comprends, mais vous n’obtiendrez rien de moi. Tout ce que je peux faire, c’est en référer à mes supérieurs hiérarchiques, en l’occurrence le ministre. S’il est convaincu de la nécessité de vous révéler le contenu du manuscrit, alors tant mieux.
Tomás soupira, résigné.
— Très bien, alors parlez-lui et soumettez-lui le problème. Il se concentra de nouveau sur le poème. Observez à présent ce deuxième vers. De terrors tight . Une terreur affreuse. Une fois de plus, le ton catastrophiste, alarmant, sombre. Tout comme pour le premier vers, l’interprétation de celui-ci doit être directement liée au sujet du manuscrit d’Einstein.
— Sans doute. Tout ça est un peu… effrayant.
— Quel que soit le contenu de ce manuscrit, on peut être sûr qu’il s’agit de quelque chose qui a fortement impressionné Einstein. Tellement impressionné qu’on le voit même se tourner vers la religion aux troisième et quatrième vers. Vous voyez ? Sabbath fore, Christ nite . Il serra les lèvres, songeur. Le Sabbat est le jour béni par Dieu, après les six jours de la Création. Voilà pourquoi c’est le jour de repos obligatoire chez les Juifs. Einstein était juif et il revient ici au Sabbat, comme s’il se tournait vers Dieu en quête de salut. Les feux de l’enfer seront refroidis le jour du Sabbat et, quand tous les Juifs seront capables de respecter pleinement ce jour, le Messie viendra. Ses yeux glissèrent vers la dernière ligne. Le quatrième vers renforce cet appel au mysticisme comme une solution à l’affreuse terreur, aux feux de l’enfer qui à la fin menacent la terre. Nite est une forme dégradée pour dire night. Christ nite . « La nuit du Christ ». Il regarda Ariana. Encore une référence aux ténèbres.
— Vous pensez que ce ton sombre constitue le message ?
Tomás prit sa tasse de thé fumant et avala une gorgée.
— Peut-être pas tout le message, mais il en constitue certainement une partie. Il reposa la tasse. Einstein était à l’évidence effrayé par ce qu’il avait découvert ou inventé et il jugea bon de placer cet avertissement en guise d’épigraphe au manuscrit. Quoi qu’il en soit, La Formule de Dieu , ma chère, touche sans doute à des puissances fondamentales de la nature, à des forces qui nous dépassent. C’est pourquoi je vous dis qu’il est important qu’on me révèle le contenu du document. Sans quoi, ma capacité à décoder ce poème sera sérieusement limitée.
— Je vous ai déjà dit que je soumettrai la question au ministre, répéta l’Iranienne avant de regarder à nouveau le poème. Mais pensez-vous que ce poème puisse cacher d’autres messages ?
Tomás secoua la tête de bas en haut, en signe d’acquiescement.
— Je le crois. Mon impression est qu’il y a encore autre chose.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Je ne sais pas, c’est un… comment dire, c’est une… impression, une intuition que je ressens.
— Une intuition ?
— Oui. Vous savez, hier, au ministère, quand j’ai lu le poème avec attention, j’ai été frappé par l’étrange structure des vers. Vous avez remarqué ? demanda-t-il en posant son index sur le poème griffonné sur la feuille. C’est écrit dans un anglais un peu bizarre, vous ne trouvez pas ? Si on le lit littéralement, il y a quelque chose qui cloche. Le sens général est clair, mais le sens spécifique nous échappe. Tenez, essayons de dégager la signification littérale des vers. « Si la terre arrive à la fin, la terreur affreuse, s’éloigne le Sabbat, la nuit du Christ ». Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
— Eh bien, il cherche, en premier lieu, à obtenir une rime.
— C’est vrai, approuva Tomás. Tight rime avec nite . Mais ça pourrait aussi rimer avec night , non ? Alors, dans ce cas, pour quelle raison a-t-il préféré employer nite au lieu de night ?
— Pour que ça fasse plus sophistiqué ?
L’historien fit une moue, en envisageant cette possibilité.
— Peut-être, concéda-t-il. Il est possible que tout se réduise à un effet stylistique. Mais, à mes yeux, ces lignes restent bien étranges. Et pour quelle raison dit-il Terra et non Earth dans le premier vers ? Pourquoi le mot latin ? Et pourquoi fin et non end ? Il aurait pu écrire Earth if end . Mais non. Il a fallu qu’il écrive Terra if fin . Pourquoi ?
— Peut-être pour donner au poème un caractère mystérieux ?
— Peut-être. Mais, plus je regarde ces vers, plus je suis persuadé d’une chose. Je ne sais pas comment l’expliquer. C’est un sentiment qui me vient de l’intérieur, une sorte de sixième sens. C’est, si vous voulez, mon expérience de cryptologue qui parle. Mais de ça, j’en suis sûr.
— De quoi ?
Tomás respira profondément.
— Il y a ici un autre message dans le message.
Ils passèrent toute la matinée à examiner le poème, cherchant à découvrir le code qui leur révèlerait son sens secret. Tomás s’aperçut vite que, s’agissant d’un message crypté, la solution du problème serait d’une complexité d’autant plus grande qu’il avait besoin d’accéder aux clés, une sorte de lexique qui lui permettrait de saisir le sens de chaque mot du poème. Naturellement, celui-ci ne serait pas facile à trouver, et le cryptologue se mit à réfléchir à l’endroit où un homme comme Einstein avait pu le cacher. Dans sa maison ? À l’institut de Princeton où il menait ses recherches ? L’avait-il remis à quelqu’un ? Après tout, quand on utilise un code secret, c’est pour que la plupart des gens ne puissent pas le comprendre, mais aussi pour que certaines personnes puissent le déchiffrer. Dans le cas contraire, au lieu de coder le message, Einstein ne l’aurait tout simplement pas écrit. S’il l’a fait, c’est parce qu’il y avait certainement un destinataire, quelqu’un qui possédait les clés permettant de décrypter le poème. Mais qui ?
Qui ?
Le professeur Siza était, dans ces circonstances, un suspect évident. Avait-il le fameux lexique ? Était-il le destinataire du message ? Tomás éprouva soudain l’irrésistible envie de demander à Ariana où était passé le physicien ; la question lui vint à la bouche mais il parvint à la réprimer à temps, la refoulant vers les entrailles d’où elle avait surgi. Avouer qu’il connaissait le lien entre le professeur, le Hezbollah et l’Iran, considéra Tomás, serait catastrophique ; les Iraniens comprendraient aussitôt qu’il avait été informé par quelqu’un du milieu et ils soupçonneraient alors ses véritables intentions. Voilà ce qu’il devait à tout prix éviter.
Il y avait, bien sûr, un second suspect. David Ben Gourion en personne. Après tout, c’était l’ancien Premier ministre d’Israël qui avait commandé à Einstein la formule d’une bombe atomique facile à concevoir. Si Einstein avait inséré un message secret dans un poème, sans doute l’avait-il fait en sachant que Ben Gourion possédait les clés permettant de le déchiffrer. Dans ce cas, le Mossad israélien avait sans doute accès à ce lexique. C’était là, peut-être, l’hypothèse la plus intéressante, puisqu’elle laissait supposer que celui-ci se trouvait entre les mains de l’Occident. Or la veille, Tomás avait remis le poème à l’homme de la CIA à Téhéran, lequel l’avait sans doute déjà transmis à Langley. Il se pouvait même qu’à cette heure la CIA avait déjà décodé le message contenu dans le poème.
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