L’analyse de l’énigme se poursuivit jusqu’au moment où ils se levèrent pour rejoindre le restaurant de l’hôtel. Leur déjeuner fut composé de plats exclusivement iraniens, Tomás testa un zereshk polo ba morq , ou poule au riz, et Ariana se régala d’un ghorme sabzi , une viande hachée garnie de haricots. Ils discutèrent de diverses possibilités de décodage du poème entre deux coups de fourchette, et leur conversation se poursuivait quand furent servis le paludeh , le sorbet aux fruits et à la farine de riz commandé par le Portugais, et la pastèque pour l’Iranienne.
— Je crois que je vais aller faire une sieste, annonça Tomás après le qhaveh , le café noir iranien.
— Vous ne voulez plus travailler ?
— Ah, non, dit-il, en levant les mains, comme s’il se déclarait vaincu. Je suis déjà très fatigué.
Ariana désigna d’un geste la tasse de qhaveh .
— Je ne sais pas comment vous allez pouvoir dormir, dit l’Iranienne en riant. Notre café est très fort.
— Ma chère amie, la sieste est une vieille tradition ibérique. Aucun café ne peut la vaincre.
Il était 14h 55 lorsque Tomás sortit de l’ascenseur et s’avança dans le hall de l’hôtel. Il regarda autour de lui avec l’air le plus naturel possible, afin de s’assurer que personne ne l’observait. Il ne vit aucune trace d’Ariana, qu’il avait quittée une demi-heure plus tôt ; et personne ne semblait lui prêter une attention particulière. Il s’approcha de la réception, consulta discrètement le nom griffonné sur un papier et appela le portier.
— J’attends un taxi, dit-il.
— Un taxi, monsieur ?
— Oui. Le taxi de Babak.
Le garçon sortit dans la rue et fit signe à une voiture orange, qui était garée sur la droite. La voiture avança et s’arrêta devant l’entrée de l’hôtel.
— S’il vous plaît, monsieur, dit le portier, en ouvrant la portière arrière.
Tomás s’arrêta près de la voiture et, avant de monter, regarda le chauffeur, un garçon d’une maigreur squelettique.
— Vous êtes Babak ?
— Hein ?
— Babak ?
L’homme fit oui d’un signe de tête.
— Bale .
Tomás glissa un pourboire dans la main du portier et prit place sur la banquette arrière. Le taxi se mit en route et s’enfonça dans le tumultueux trafic de Téhéran, tournant dans le dédale des rues, des avenues et des boulevards. Le passager tenta d’engager la conversation et demanda quelle était leur destination, mais Babak se borna à hocher la tête.
— Man ingilisi balad nistam , dit-il.
À l’évidence, le chauffeur ne parlait pas anglais. Comprenant qu’il ne pourrait rien en tirer, le Portugais se cala contre la banquette et se laissa conduire ; il savait que quelque chose finirait par arriver, l’homme de la CIA ne lui avait pas demandé de prendre ce taxi juste pour se promener dans la ville. C’était une question de patience et il attendit.
Le taxi roula dans les rues de Téhéran pendant vingt minutes, durant lesquelles Babak ne cessa de regarder dans son rétroviseur. Parfois, il tournait brusquement dans une rue transversale et c’est alors qu’il fixait son rétroviseur. Il répéta maintes fois la manœuvre jusqu’à ce qu’il se montre satisfait et s’engage sur l’avenue Taleqani. Il s’arrêta non loin de l’université Amirkabeir et un homme corpulent monta dans la voiture, prenant place à côté de Tomás.
— Comment ça va, professeur ?
C’était l’agent de la CIA qu’il avait rencontré la veille.
— Bonjour… répondit le Portugais, hésitant. Excusez-moi, mais je ne me souviens pas de votre nom.
L’homme sourit, découvrant des dents gâtées.
— Tant mieux, s’exclama-t-il. Je m’appelle Golbahar Bagheri, mais il est peut-être préférable que vous ne mémorisiez pas mon nom.
— Alors comment dois-je vous appeler ?
— Tenez, appelez-moi Mossa.
— Mossa ? De Mossad ?
Bagheri rit.
— Non, non. Mossa, de Mossadegh. Savez-vous qui était Mossadegh ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Je vais vous le dire. Il adressa quelques mots en farsi à Babak. La voiture se mit en route et avança le long de la même avenue. Mohammed Mossadegh était un avocat qui fut élu démocratiquement et nommé Premier ministre d’Iran. À l’époque, les puits de pétrole du pays appartenaient exclusivement à l’Anglo-Iranian Oil Company ; Mossadegh tenta d’améliorer les conditions du contrat. Les Britanniques refusèrent et il décida de nationaliser la compagnie. Cet acte eut d’énormes répercussions, à tel point que le magazine Time l’élut homme de l’année 1951, pour avoir encouragé les pays sous-développés à se libérer des colonisateurs. Mais les Britanniques n’acceptèrent jamais la situation et Churchill parvint à convaincre Eisenhower de renverser Mossadegh. Vous voyez ce bâtiment ? demanda-t-il en pointant son doigt vers la gauche.
Tomás tourna la tête. C’était une vaste construction, presque cachée par des murs tagués de mots d’ordre, dont le plus présent était Down with the USA .
— Oui, je le vois.
— Il s’agit de l’ancienne ambassade des États-Unis à Téhéran. C’est depuis un bunker de l’ambassade que la CIA élabora son plan pour renverser Mossadegh. Ils l’appelèrent « Opération Ajax ». Au prix de nombreuses subordinations et diffusions de contre-informations, la CIA réussit à obtenir l’appui du Shah et de divers personnages clés du pays, y compris des leaders religieux, des chefs militaires et des directeurs de journaux, et ils renversèrent Mossadegh en 1953. Bagheri regarda vers le bâtiment, où étaient postés des gardes armés. C’est à cause de cet épisode que les étudiants, quand survint la Révolution islamique en 1979, envahirent l’ambassade et gardèrent une cinquantaine de diplomates en otages durant plus d’un an. Les étudiants craignaient que l’ambassade conspire contre l’ayatollah Khomeiny tout comme elle avait conspiré contre Mossadegh.
— Ah, s’exclama Tomás. Et que pensez-vous de Mossadegh ?
— C’était un grand homme.
— Mais il a été renversé par la CIA.
— Oui.
— Alors… excusez-moi, mais je ne comprends pas. Vous travaillez pour la CIA.
— Je travaille pour la CIA maintenant, mais ce n’était pas le cas en 1953. D’ailleurs, elle n’existait pas encore à l’époque.
— Mais comment pouvez-vous travailler pour la CIA si l’agence d’avant a renversé ce grand homme ?
Bagheri fit un geste résigné.
— Les choses ont changé. Ceux qui occupent aujourd’hui le pouvoir ne sont pas des hommes éclairés, comme Mossadegh, mais une bande de fanatiques religieux qui veulent replonger mon pays dans le Moyen Âge. L’ennemi, c’est eux, dit-il en pointant du doigt les gardes armés qui patrouillaient devant l’ambassade. Et ils sont aussi l’ennemi de la CIA. Je ne sais pas si vous connaissez ce proverbe arabe : « L’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Donc, la CIA est à présent mon amie.
Le taxi tourna et s’engagea sur l’avenue Moffateh en direction du sud. La voiture semblait circuler sans but précis à travers les rues de Téhéran, ce qui devint évident lorsqu’elle emprunta l’avenue Enqelab et qu’elle fit le tour de la place Ferdosi, avant de reprendre la même avenue, mais en sens inverse. C’était un parcours sans destination, où seul comptait le déplacement, et encore, puisque cette déambulation n’était qu’un prétexte pour se réunir à l’abri des regards indiscrets.
Après avoir quitté le secteur de l’ambassade, le colosse iranien garda un moment le silence, les yeux fixés sur les milliers de véhicules qui remplissaient les rues.
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