— Fichtre.
Ils s’installèrent sur la banquette arrière du taxi, une Paykan en ruine, et Ariana se pencha vers le chauffeur.
— Lotfan, man o bebarin be hotel Simorgh.
— Bale .
Tomás ne comprit que le mot hotel .
— Quel est le nom de l’hôtel ?
— Le Simorgh, répondit Ariana. Le meilleur de tous.
Le chauffeur tourna la tête en arrière.
— Darbast mikhayin ?
— Bale , rétorqua la femme.
Tomás se montra curieux.
— Qu’a-t-il dit ?
— Il me demandait si nous voulions le taxi rien que pour nous.
— Le taxi rien que pour nous ? Je ne comprends pas…
— C’est une coutume iranienne. Les taxis, bien que déjà occupés par des passagers, s’arrêtent en chemin pour en prendre d’autres. Si on veut garder le taxi rien que pour soi, il faut payer la différence entre le prix de sa course et celui qu’auraient payé d’autres passagers si le chauffeur les avait pris.
— Ah. Que lui avez-vous répondu ?
— Je lui ai dit oui, affirma l’Iranienne. Nous voulions le taxi rien que pour nous.
Ariana ôta son voile et, comme un phare éclairant la nuit, la perfection des traits de son visage éblouit les yeux du Portugais. Tomás avait déjà oublié combien cette femme était belle, avec ses lèvres pulpeuses, ses yeux caramel, son teint éclatant, son charme exotique. Le professeur se força à détourner le regard vers la vitre, pour ne pas rester là, béat, devant la beauté de son visage.
Téhéran défilait sous ses yeux, ses rues encombrées de voitures, des immeubles qui s’étendaient jusqu’à l’horizon ; la ville était une forêt de ciment, laide, désordonnée, grise, recouverte d’une brume poisseuse qui flottait dans l’air comme un spectre blafard. Une crête pâle et resplendissante, comme un banc de nuages éclairé par le soleil.
— C’est l’étoile polaire de Téhéran, expliqua Ariana.
— L’étoile polaire ?
L’Iranienne sourit, enjouée.
— Oui, c’est ainsi que nous appelons les montagnes Elbourz, répondit-elle en regardant au loin la cordillère. Elles s’étendent sur tout le nord de la ville, toujours couvertes de neige, même en été. Quand on est perdu, on les cherche au-dessus des toits et, dès qu’on aperçoit les pics neigeux, on sait où se trouve le nord.
— Mais on les distingue mal…
— C’est à cause du smog. La pollution dans cette ville est terrible, vous savez ? Pire qu’au Caire. Parfois, on ne voit presque plus les montagnes, alors qu’elles sont si hautes et si proches.
— C’est vrai qu’elles paraissent hautes.
— Le pic le plus élevé est celui du mont Damavand, là-bas à droite. Il s’élève à plus de cinq mille mètres d’altitude et, à chaque fois que…
— Attention !
Une voiture blanche déboulant de la droite parut foncer sur le taxi. Alors que le choc semblait inévitable, le taxi fit une embardée vers la gauche, heurtant presque une camionnette qui freina et klaxonna furieusement, puis il se rabattit, évitant de peu la collision.
— Qu’y a-t-il ? demanda Ariana.
Le Portugais soupira de soulagement.
— Nous l’avons échappé belle.
L’Iranienne rit.
— Ne vous en faites pas. C’est normal.
— Normal ?
— Oui. Mais il est vrai que les étrangers, même les plus habitués au trafic chaotique des villes du Moyen-Orient, sont effrayés quand ils débarquent ici. On roule un peu vite, c’est sûr, et les visiteurs ont droit chaque jour à deux ou trois grandes frayeurs. Mais il n’arrive jamais rien, au dernier moment tout rentre dans l’ordre, vous verrez.
Tomás observa la circulation compacte et rapide, une lueur d’appréhension dans les yeux.
— Vous croyez ? demanda-t-il d’une voix dubitative.
— Non, je ne crois pas. J’en suis sûre. Relax, ça va aller.
Mais Tomás n’arrivait pas à se détendre et il passa le reste du trajet à surveiller d’un œil inquiet cette circulation infernale. En moins de vingt minutes, il s’aperçut que personne ne mettait son clignotant pour tourner à gauche ou à droite, rares étaient ceux qui consultaient leur rétroviseur avant de changer de direction, plus rares encore ceux qui portaient leur ceinture de sécurité ; tous roulaient à une vitesse excessive et les klaxons et les couinements des freins étaient des bruits naturels et permanents, un véritable concert sur le goudron. Le comble se produisit sur l’autoroute, la Fazl ol-Lahnuri, quand il vit une voiture s’engager brusquement sur la voie d’en face et avancer quelques centaines de mètres à contresens, avant de tourner vers un chemin de terre.
Cependant, comme Ariana l’avait prévu, ils arrivèrent sains et saufs à l’hôtel. Le Simorgh était un luxueux hôtel cinq étoiles, avec une réception de qualité. L’Iranienne l’aida à remplir le registre et le laissa devant la porte de l’ascenseur.
— Reposez-vous un peu, lui recommanda-t-elle. Je viendrai vous chercher à 18 heures pour vous emmener dîner.
La chambre était finement décorée. Après avoir posé son sac à terre, Tomás s’approcha de la fenêtre et contempla Téhéran ; la ville était dominée par des immeubles de mauvais goût et d’élégants minarets qui s’élevaient au-dessus des bâtiments incolores. Au fond, s’étendaient les montagnes protectrices Elbourz, dont les sommets enneigés scintillaient comme des joyaux.
Il s’assit sur le lit et consulta la brochure plastifiée du Simorgh, où étaient énumérés les services de luxe proposés aux clients ; principalement un jacuzzi, une salle de sport et une piscine, avec des horaires différents pour les hommes et les femmes. Il se pencha et ouvrit la porte du minibar. Il y avait des bouteilles d’eau minérale et des sodas, y compris du Coca-Cola, mais ce qui lui fit vraiment plaisir, fut de découvrir une bière Delster bien fraîche. Sans plus attendre, il ouvrit la canette et la porta à sa bouche.
— Pouah !
Il faillit cracher le liquide ; ça n’avait pas le goût de bière, mais plutôt celui d’un mauvais cidre. Probablement sans alcool.
Le téléphone sonna.
— Allo ? répondit Tomás.
— Allo ? répliqua une voix masculine à l’autre bout du fil. Professeur Tomás Noronha ?
— Oui ?
— Vous êtes content d’être en Iran ?
— Comment ?
— Vous êtes content d’être en Iran ?
— Ah, comprit Tomás. Heu… Je suis ici pour faire beaucoup d’achats.
— Très bien, répondit la voix, satisfaite d’entendre cette phrase. On se voit demain ?
— Si je peux, oui.
— J’ai de beaux tapis pour vous.
— Oui, oui.
— À un bon prix.
— Parfait.
— Je vous attendrai.
Il raccrocha.
Tomás resta un long moment, le téléphone dans la main, à regarder le combiné, à reconstituer la conversation, à se remémorer chaque mot, à interpréter l’intonation de chaque phrase. L’homme à l’autre bout du fil avait parlé en anglais avec un fort accent local, nul doute qu’il s’agissait d’un Iranien. Bien sûr, se dit l’historien, en hochant légèrement la tête. Bien sûr. Il est logique que l’homme de la CIA à Téhéran soit un Iranien.
Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit et que Tomás s’avança dans le hall de l’hôtel, Ariana l’attendait déjà, assise sur un canapé, près d’un grand vase, devant une tasse de thé vert posée sur la table. L’Iranienne portait un hejab différent, avec un pantalon large qui flottait autour de ses longues jambes, un maqna’e de couleur sur la tête et une cape en soie qui enveloppait son corps curviligne.
— On y va ?
Cette fois, ils parcoururent Téhéran dans une voiture avec chauffeur, un homme silencieux coiffé d’une casquette. Ariana expliqua que l’avenue où se situait l’hôtel, la Valiasr, se prolongeait sur vingt kilomètres, depuis le sud jusqu’au pied des Elbourz, traversant la partie nord de la ville ; la Valiasr constituait l’axe autour duquel se dressait le Téhéran moderne, avec ses cafés à la mode, ses restaurants de luxe et ses bâtiments diplomatiques.
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