Ils mirent longtemps à traverser la capitale avant d’atteindre le pied des montagnes. La voiture grimpa le versant rocheux et entra dans un jardin paysager, protégé par de grands arbres. Derrière se dressait la muraille escarpée des Elbourz, tout en bas s’étendait la fourmilière en béton de Téhéran, à droite le soleil prenait la teinte orangée du crépuscule.
La voiture se gara dans le jardin et Ariana conduisit Tomás vers un bâtiment aux immenses fenêtres et entouré de balcons ; c’était un restaurant turc. L’établissement jouissait d’une vue magnifique sur la ville, qu’ils apprécièrent un moment ; mais comme le jour tombait sur la vallée, une brise froide se mit à souffler et ils ne s’attardèrent pas dehors.
Une fois dans le restaurant, ils s’assirent à la fenêtre, Téhéran à leurs pieds. L’Iranienne commanda un mirza ghasemi végétarien pour elle et conseilla à son invité un broke , suggestion qui fut aussitôt acceptée. Tomás voulait goûter ce plat de viande garni de pommes de terre et de légumes.
— Ça ne vous gêne pas ce foulard sur la tête ? demanda le Portugais, en attendant qu’ils soient servis.
— Mon hejab ?
— Oui. Il ne vous gêne pas ?
— Non, c’est une question d’habitude.
— Mais pour quelqu’un qui a fait ses études à Paris et qui a adopté les mœurs occidentales, ça ne doit pas être facile…
Ariana prit un air interrogatif.
— Comment savez-vous que j’ai fait mes études à Paris ?
Tomás écarquilla les yeux, horrifié. Il venait de commettre une terrible erreur. Il se rappela que cette information lui avait été communiquée par Don Snyder, ce qu’il ne pouvait évidemment pas révéler.
— Heu… je ne sais pas, bredouilla-t-il. Je crois… je crois qu’on me l’a dit à l’ambassade… à votre ambassade à Lisbonne.
— Ah oui ? s’étonna l’Iranienne. Ils sont bien bavards, nos diplomates.
Le Portugais s’efforça de sourire.
— Ils sont… sympathiques. Je leur ai parlé de vous. Et ils m’ont raconté ça.
Ariana soupira.
— Eh bien oui, j’ai fait mes études à Paris.
— Et pourquoi êtes-vous revenue ici ?
— Parce que les choses ont mal tourné. Mon mariage a échoué et, après mon divorce, je me suis sentie très seule. Et puis toute ma famille était ici. Vous n’imaginez pas à quel point la décision fut difficile. J’étais totalement européanisée, mais mon horreur de la solitude et la nostalgie de la famille ont fini par l’emporter et j’ai décidé de revenir. C’était à l’époque où les réformateurs commençaient à s’imposer, le pays se libéralisait et les choses semblaient s’améliorer pour les femmes. C’est nous, les femmes, avec les jeunes, qui avons porté Khatami à la présidence, le saviez-vous ? C’était, voyons voir… en 1997, deux ans après mon retour. Les choses, au début, ont bien évolué. On entendait les premières voix s’élever en faveur des droits des femmes et certaines même sont entrées au Majlis .
— Le Maj quoi ?
— Le Majlis , notre parlement.
— Ah. Les femmes sont entrées au parlement ?
— Oui, et pas seulement, vous savez ? Grâce aux réformistes, les femmes célibataires ont obtenu le droit d’aller étudier à l’étranger et l’âge légal du mariage pour les filles est passé de 9 à 13 ans. C’est à cette époque que je suis allée travailler à Ispahan, ma ville natale. Elle fit la moue. Le problème est que les conservateurs ont repris le contrôle du Majlis aux élections de 2004 et… je ne sais pas, nous attendons de voir ce que ça va donner. Déjà, j’ai été mutée d’Ispahan au ministère de la Science, à Téhéran.
— Que faisiez-vous à Ispahan ?
— Je travaillais dans une centrale.
— Quel type de centrale ?
— Une chose expérimentale. Peu importe.
— Et on vient de vous muter à Téhéran ?
— L’année dernière.
— Pourquoi ?
Ariana se mit à rire.
— Je crois que certains hommes sont très traditionalistes et que ça les rend nerveux de travailler avec une femme.
— Votre mari a dû être déçu par votre mutation, non ?
— Je ne me suis pas remariée.
— Alors votre petit ami.
— Je n’ai pas non plus de petit ami. Elle leva un sourcil. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Vous tâtez le terrain, c’est ça ? Vous cherchez à savoir si je suis disponible ?
Le Portugais eut un éclat de rire.
— Non, bien sûr que non. Il hésita. Enfin… oui.
— Oui, quoi ?
— Oui, je tâte le terrain. Oui, je veux savoir si vous êtes disponible. Il se pencha en avant, les yeux brillants. Vous l’êtes ?
Ariana rougit.
— Professeur, nous sommes en Iran. Il y a certains comportements qui…
— Ne m’appelez pas professeur, ça me vieillit. Appelez-moi Tomás.
— Je ne peux pas. Je dois sauver les apparences.
— À ce point ?
— Je ne peux montrer aucun signe d’intimité avec vous. En fait, je devrais vous appeler agha professeur.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Monsieur le professeur.
— Alors appelez-moi Tomás quand nous sommes seuls et agha professeur en présence d’un tiers. C’est d’accord ?
— Ce n’est pas possible. Je dois respecter les convenances.
L’historien écarta les mains, dans un geste de renoncement.
— Comme vous voudrez, soupira-t-il. Mais, dites-moi une chose. Comment les Iraniens voient-ils une femme comme vous, aussi belle, occidentalisée, divorcée, et vivant seule ?
— En fait, je ne vis seule que depuis ma mutation à Téhéran. À Ispahan, je vivais avec ma famille. Vous savez qu’ici, toute la famille habite ensemble. Frères, grands-parents, petits-enfants, tous vivent sous le même toit. Même les enfants, quand ils se marient, restent encore quelque temps chez leurs parents.
— Hum, murmura Tomás. Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Comment vos compatriotes jugent-ils votre mode de vie ?
L’Iranienne inspira profondément.
— Pas très bien, comme on pouvait s’y attendre. Vous savez, les femmes ici ont peu de droits. Quand la Révolution islamique a eu lieu, en 1979, beaucoup de choses ont changé. Le port du hejab est devenu obligatoire, l’âge du mariage pour les jeunes filles a été fixé à 9 ans, et les femmes ont eu l’interdiction d’apparaître en public avec un homme qui n’est pas de leur famille ou de voyager sans le consentement de leur mari ou de leur père. La femme adultère est devenue passible de lapidation jusqu’à ce que mort s’en suive, y compris en cas de viol, et même le port incorrect du hejab encourt la peine de la bastonnade.
— Nom d’un chien ! s’exclama Tomás. Ils ont fait la vie dure aux femmes…
— Vous pouvez le croire. Moi, à l’époque, j’étais à Paris, j’ai échappé à toutes ces ignominies. Mais je les suivais de loin. Mes sœurs et mes cousines me tenaient au courant des derniers changements. Et je peux vous assurer que je ne serais pas revenue en 1995 s’il ne m’avait pas semblé que les choses évoluaient. À l’époque, il y avait des signes d’ouverture et je… enfin, j’ai pris le risque de revenir.
— Vous êtes musulmane ?
— Bien sûr.
— Vous n’êtes pas choquée par la façon dont l’Islam traite les femmes ?
Ariana eut l’air décontenancée.
— Le prophète Mahomet a dit que les hommes et les femmes avaient des droits et des responsabilités différentes. Attention, il n’a pas dit que les uns avaient plus de droits que les autres, il a seulement dit différents. C’est la manière dont cette phrase est interprétée qui est à l’origine de tous ces problèmes.
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