— Je distingue mal la calligraphie, se plaignit Tomás. Qu’y a-t-il d’écrit ?
— D’après notre analyse calligraphique, il s’agirait de ! ya et ovqo .
— Hum, murmura-t-il. Oui, on dirait que c’est ça…
— Et, au-dessus, figure l’expression see sign .
— Mais ça, c’est de l’anglais ?
— Sans le moindre doute.
L’historien eut l’air étonné.
— Mais qu’est-ce qui vous porte à croire qu’il s’agit d’un code en portugais ?
— La calligraphie.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elle n’est pas d’Einstein. Tenez, regardez.
Ariana indiqua du doigt les lignes en allemand et en anglais, afin qu’il les compare.
— Effectivement, acquiesça Tomás. Elles ne semblent pas rédigées par la même main. Mais je ne vois rien qui laisse supposer que ce soit de la main d’un Portugais.
— Et pourtant, c’est bien de la main d’un Portugais.
— Comment le savez-vous ?
— Einstein a travaillé sur ce document avec un physicien portugais qui faisait un stage à l’ Institute for Advanced Study . Nous avons déjà comparé ces mots avec la calligraphie du stagiaire et la conclusion est positive. Celui qui a rédigé cette phrase énigmatique est, sans nul doute possible, le Portugais.
Tomás regarda l’Iranienne. De toute évidence, le stagiaire en question était le professeur Augusto Siza. Mais jusqu’à quel point serait-elle disposée à parler du scientifique disparu ?
— Pourquoi n’entrez-vous pas en contact avec lui ? demanda l’historien, en feignant d’ignorer le sujet. Puisqu’il était jeune à cette époque, il est probablement encore vivant.
Une rougeur d’affolement monta au visage d’Ariana.
— Malheureusement, il est… indisponible.
— Comment ça, indisponible ?
Jalili intervint pour aider Ariana. Le petit Iranien agita la main, dans un geste d’impatience.
— Peu importe, professeur. Le fait est que nous n’avons pas accès à votre compatriote et qu’il nous faut comprendre ce que ces lignes signifient.
Il fixa la feuille du regard.
— Croyez-vous pouvoir décrypter ce charabia ?
Tomás considéra de nouveau la formule, l’air songeur.
— Il me faudrait une traduction complète du texte allemand, informa l’historien.
— La traduction complète du manuscrit ?
— Oui, tout.
— Ce n’est pas possible, dit Jalili.
— Pardon ?
— Je ne peux pas vous fournir une traduction du texte allemand. C’est hors de question.
— Pourquoi ?
— Parce que tout ça est confidentiel ! s’exclama l’Iranien, en saisissant le manuscrit pour le remettre dans la boîte. Nous vous l’avons montré uniquement pour que vous ayez une idée de l’original. Je vais noter la formule sur un papier et c’est elle qui vous servira de base pour votre travail.
— Mais pourquoi ?
— Parce que ce document est confidentiel, je viens de vous le dire.
— Mais comment puis-je déchiffrer la formule si je ne connais pas ce qui précède ? Il se peut très bien que le texte allemand renferme la clé de l’énigme ?
— Désolé, mais ce sont nos ordres, insista Jalili, qui recopiait déjà la formule sur une feuille A4 vierge. Cette feuille sera désormais votre matériel de recherche.
— Dans ces conditions, je ne sais pas si je réussirai à faire mon travail.
— Vous réussirez. D’ailleurs, vous n’avez pas d’autre choix. Par ordre de monsieur le ministre, vous ne serez autorisé à quitter l’Iran qu’après avoir terminé le déchiffrage.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je regrette, mais ce sont nos ordres. La République islamique vous paie grassement pour déchiffrer cette formule et elle vous a donné accès à un document confidentiel de la plus haute valeur. Vous comprendrez naturellement que cette confidentialité a un prix. Si vous quittiez l’Iran sans achever votre travail, cela créerait un problème de sécurité nationale, puisque la formule en question pourrait être déchiffrée ailleurs, tandis que nous, qui avons le document original, nous resterions sans comprendre cette pièce maîtresse. Son visage crispé se détendit un peu et Jalili sourit, s’efforçant d’être aimable et de dissiper la soudaine tension. Quoi qu’il en soit, il n’y a aucune raison que vous ne concluiez pas votre mission avec succès. Nous aurons alors la traduction complète et vous pourrez rentrer chez vous un peu plus riche.
Le Portugais échangea un regard avec Ariana. La femme fit un geste d’impuissance, rien de tout cela ne dépendait d’elle. Comprenant qu’il n’avait aucune alternative, Tomás se tourna vers Jalili et soupira, résigné.
— Très bien, dit-il. Mais quitte à faire quelque chose, autant le faire jusqu’au bout ?
L’Iranien hésita, sans comprendre.
— Où voulez-vous en venir ?
Tomás désigna le manuscrit, déjà rangé dans sa boîte en carton.
— Je veux en venir à cette première page. Pourriez-vous me la copier également, s’il vous plaît ?
— Vous copier la première page ?
— Oui. À moins qu’elle ne cache un terrible secret ?
— Non, seuls y figurent le titre du manuscrit, le poème et la signature d’Einstein.
— Alors copiez-la moi.
— Mais pourquoi ?
— À cause du poème, bien sûr.
— Qu’est-ce qu’il a le poème ?
— Allons ! N’est-ce pas évident ?
— Non. Qu’est-ce qu’il a ?
— Le poème, mon cher, est une autre énigme.
Tomás consacra le reste de la matinée à tenter de déchiffrer les deux énigmes, mais sans succès. Il partit du principe que la seconde cachait un message en portugais et imagina que la référence see sign , précédant la formule codée, indiquait une piste, mais sans pouvoir découvrir laquelle. Le poème, quant à lui, semblait renvoyer à un message en anglais, bien que là encore ses efforts se heurtèrent à une opaque barrière d’incompréhension.
À l’heure du déjeuner, Tomás et Ariana se rendirent dans un restaurant à proximité pour manger un makhsus kebab , composé de viande de mouton haché.
— Je vous demande pardon pour la manière dont agha Jalili vous a parlé, dit-elle, après qu’un serveur eut apporté leur plat. Les Iraniens sont habituellement bien élevés, mais il s’agit d’un dossier extrêmement sensible. Ce manuscrit d’Einstein fait l’objet d’une priorité et d’une confidentialité absolues, c’est pourquoi nous ne pouvons courir le moindre risque. Votre séjour en Iran pour le déchiffrer relève d’une question de sécurité nationale.
— Ça ne me dérange pas de rester ici quelque temps, répondit Tomás, tandis qu’il mastiquait un morceau de kebab. À condition que vous soyez toujours à mes côtés, bien entendu.
Ariana baissa les yeux et esquissa un sourire.
— Vous voulez dire, bien sûr, que vous avez besoin de mon assistance scientifique.
— Exactement, s’exclama le Portugais sur un ton péremptoire. C’est tout ce que j’attends de vous. Il prit un air innocent. Votre assistance scientifique, rien d’autre.
L’Iranienne pencha la tête.
— Pourquoi ai-je du mal à vous croire ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, dit-il en riant.
— Vous vous tiendrez ?
— Oui, oui.
— N’oubliez pas qu’ici nous ne sommes pas en Occident. C’est un pays un peu spécial, où les gens ne peuvent se permettre certaines libertés. Vous n’allez pas me mettre dans l’embarras, n’est-ce pas ?
Le Portugais prit une mine résignée.
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