— Vous croyez vraiment que Dieu se soucie de savoir si les femmes portent un voile ou non, si elles peuvent se marier à 9, 13 ou 18 ans, si elles ont des relations extraconjugales ? Vous croyez que Dieu s’embarrasse de ces choses ?
— Bien sûr que non. Mais ce que je crois n’a aucune importance. Cette société fonctionne comme elle fonctionne et je ne peux rien faire pour changer les choses.
— Mais est-ce la société qui fonctionne ainsi ou bien l’Islam ?
— Je ne sais pas, je crois que c’est la société et la manière dont elle interprète l’Islam, observa Ariana, pensive. L’Islam est synonyme d’hospitalité, de générosité, de respect envers les plus âgés, de sens de la famille et de la communauté. La femme se réalise ici comme épouse et comme mère, elle a un rôle défini et tout est clair. Mais celle qui veut plus… sans doute se sent-elle frustrée ?
Il y eut un silence.
— Vous regrettez ?
— Quoi donc ?
— D’être revenue. Vous regrettez ?
Ariana haussa les épaules.
— J’aime mon pays. C’est ici que vit ma famille. Mais les gens sont ahurissants. Les Occidentaux croient que nous sommes tous une bande de fanatiques qui passent leur journée à brûler des drapeaux américains, à vitupérer contre l’Occident et à tirer en l’air à coups de kalachnikov, alors qu’en réalité ce n’est pas tout à fait ça. Nous buvons même du Coca, dit-elle en souriant.
— J’avais remarqué. Mais, une fois encore, vous n’avez pas répondu à ma question.
— Quelle question ?
— Vous savez très bien. Vous regrettez d’être revenue en Iran ?
L’Iranienne inspira profondément, quelque peu troublée par la question.
— Je ne sais pas, dit-elle enfin. Je cherche quelque chose.
— Quoi donc ?
— Je ne sais pas. Je le saurai quand je l’aurai trouvé.
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Peut-être, répondit-elle en haussant les épaules. Je ne sais pas. Je crois que… je cherche un sens.
— Un sens ?
— Oui, un sens. Un sens à ma vie. Je me sens un peu perdue, à mi-chemin entre Paris et Ispahan, quelque part dans un pays sans nationalité, une patrie inconnue qui n’est ni française ni iranienne, qui n’est ni européenne ni orientale, mais qui, en même temps, est les deux. La vérité c’est que je n’ai toujours pas trouvé ma place.
Le serveur turc, à la peau basanée et au type légèrement mongol, apporta les plats du dîner. Il posa le mirza ghasemi devant Ariana, le broke devant Tomás et deux verres de ab portugal , le jus d’orange avait été commandé par chacun en hommage au pays de l’invité… Derrière la fenêtre, une mer de lumières rayonnait dans l’obscurité, c’était Téhéran brillant dans la nuit ; la ville scintillait jusqu’à la ligne d’horizon, semblable à un immense arbre de Noël.
— Tomás, murmura Ariana, en sirotant son jus de fruit. J’aime parler avec vous.
Le Portugais sourit.
— Merci, Ariana. Merci de m’appeler par mon prénom.
Le bâtiment, situé dans une ruelle discrète de Téhéran, était un bloc de ciment, un monstre caché par un mur élevé, coiffé de fil barbelé et bordé d’acacias. Le chauffeur baissa la vitre de la voiture et s’adressa au garde en farsi ; l’homme armé inspecta la banquette arrière de la voiture, regardant tour à tour Ariana et Tomás, avant de retourner dans sa guérite. La barrière se leva et la voiture se gara près de quelques arbustes.
— C’est ici que vous travaillez ? demanda Tomás, en considérant le bâtiment gris.
— Oui, dit l’Iranienne. C’est le ministère de la Science, de la Recherche et de la Technologie.
La première démarche fut d’inscrire le visiteur afin de lui attribuer une carte qui lui permettrait de fréquenter le ministère durant un mois. La formalité se révéla interminable dans le secrétariat, où le personnel, tout sourire et d’une sollicitude frisant le ridicule, l’obligea à remplir une multitude de formulaires.
Sa carte enfin en main, Tomás fut conduit au deuxième étage et présenté au directeur du département des projets spéciaux, un homme petit et maigre, aux yeux noirs et à la barbe grise taillée en pointe.
— Voici agha Mozaffar Jalili, dit Ariana. Il travaille avec moi sur ce… projet.
— Sob bekheir , salua l’Iranien, en souriant.
— Bonjour, répondit Tomás. C’est vous qui êtes chargé du projet ?
L’homme fit un vague geste de la main.
— En principe, oui. Il lança un regard à Ariana. Mais, en pratique, c’est khanom Pakravan qui dirige les opérations. Elle a… des qualifications particulières et je me contente de lui apporter tout le soutien logistique. Monsieur le ministre considère que ce projet présente une grande valeur scientifique. C’est pourquoi il souhaite que les travaux progressent rapidement, sous la direction de khanom Pakravan.
Le Portugais les regarda tous les deux.
— Très bien. Alors mettons-nous au travail !
— Vous voulez commencer tout de suite ? demanda Ariana. Vous ne préférez pas prendre un thé d’abord ?
— Non, non, répondit-il, en se frottant les mains. J’ai pris le petit-déjeuner à l’hôtel. Il est l’heure de se mettre au travail. Je suis impatient d’examiner le document.
— Très bien, dit l’Iranienne. Allons-y.
Ils montèrent au troisième étage et entrèrent dans une pièce spacieuse, au centre de laquelle se trouvaient une longue table et six chaises. Les murs étaient recouverts d’armoires avec des dossiers, et deux plantes en pot apportaient une touche de couleur au local. Tomás et Jalili prirent place autour de la table, l’Iranien entama une conversation de circonstance, tandis qu’Ariana s’absenta. Du coin de l’œil, le Portugais nota son passage dans le bureau voisin, où elle s’attarda quelques minutes. Elle réapparut avec une boîte dans les mains, qu’elle déposa sur la table.
— Voici, annonça-t-elle.
Tomás observa la boîte. Elle était en carton renforcé, déformée et usée, le couvercle retenu par un ruban rouge.
— Je peux voir ?
— Bien entendu, dit-elle, en dénouant le ruban. Elle ouvrit la boîte et en sortit un mince manuscrit jauni, qu’elle posa devant Tomás.
— Le voilà.
L’historien sentit l’odeur douceâtre du vieux papier. La première page, une feuille à carreaux dont il avait déjà vu la photocopie au Caire, présentait le titre tapé à la machine et un poème.
En-dessous, griffonné à la main, le nom d’Albert Einstein.
— Hum, murmura l’historien. Quel est ce poème ?
Ariana haussa les épaules.
— Je ne sais pas.
— Vous n’avez pas cherché ?
— Si. Nous avons consulté la faculté de lettres de l’université de Téhéran et nous avons parlé avec plusieurs professeurs de littérature anglaise, y compris des spécialistes de poésie, mais personne n’a reconnu le poème.
— Étrange.
Il tourna les pages et examina les caractères notés à l’encre noire, parfois intercalés entre des équations. Page après page, toujours les mêmes griffonnages mêlés à d’autres équations. Il y avait vingt-deux pages, toutes numérotées dans le coin supérieur droit. Après les avoir feuilletées lentement en silence, Tomás les rassembla et regarda Ariana.
— C’est tout ce qu’il y a ?
— Oui.
— Et où est le passage à déchiffrer ?
— C’est la dernière page.
Le Portugais prit la dernière feuille du manuscrit et l’étudia avec curiosité. Elle était couverte des mêmes griffonnages en allemand, mais elle se terminait par des mots énigmatiques.
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