— Mais est-il possible de le rendre aussi intelligent que celui des humains ?
— En théorie, rien ne s’y oppose. Du reste, les ordinateurs dépassent déjà les humains en termes de vitesse de calcul. Là où ils présentent de grosses déficiences, c’est dans la créativité. L’un des pères de l’ordinateur, un Anglais nommé Alan Turing, a établi que le jour où l’on parviendra à entretenir avec un ordinateur une conversation tout à fait identique à celle qu’on peut avoir avec n’importe quel être humain, alors ce sera le signe que l’ordinateur pense, la preuve qu’il a une intelligence de notre niveau.
Tomás afficha un air sceptique.
— Mais est-ce vraiment possible ?
— Bien… Il est vrai que, durant très longtemps, les scientifiques ont pensé le contraire, à cause d’un problème de mathématique très ardu. Tu sais, nous, les mathématiciens, nous croyons toujours que Dieu est un mathématicien et que l’univers est structuré selon des équations mathématiques. Ces équations, aussi complexes soient-elles, sont toutes résolubles. Si on ne parvient pas à en résoudre une, cela vient non pas du fait qu’elle est irrésoluble, mais de l’incapacité de l’intellect humain à la résoudre.
— Je ne vois pas où tu veux en venir…
— Tu vas comprendre, reprit le père. La question de savoir si les ordinateurs peuvent ou non acquérir une conscience est liée à un problème de mathématique, celui des paradoxes autoréférentiels. Par exemple, si je te déclare ceci : je ne dis que des mensonges. Ne relèves-tu pas quelque anomalie ?
— Où ça ?
— Dans cette phrase que je viens de formuler : Je ne dis que des mensonges.
Tomás se mit à rire.
— C’est une grande vérité.
Son père le regarda d’un air condescendant.
— Dans ce cas, s’il est vrai que je ne dis que des mensonges, alors, disant par-là même une vérité, je ne dis pas que des mensonges. Si l’affirmation est vraie, elle contient en elle-même sa propre contradiction, dit-il en souriant, satisfait de lui. Pendant très longtemps, on a pensé qu’il s’agissait là d’un simple problème sémantique, résultant des limites du langage humain. Mais, quand cet énoncé a été transposé en formule mathématique, la contradiction s’est maintenue. Les mathématiciens ont cherché durant très longtemps à résoudre le problème, avec toujours cette conviction qu’il était soluble. Cette illusion a été dissipée en 1931 par un mathématicien du nom de Kurt Gödel, qui a formulé deux théorèmes dits de l’incomplétude. Les théorèmes de l’incomplétude sont considérés comme l’un des faits intellectuels majeurs du XX esiècle. Ils ont laissé les mathématiciens en état de choc. Il hésita. C’est un peu compliqué d’expliquer en quoi consistent ces théorèmes, mais il est important que tu saches…
— Essaie.
— Que j’essaie quoi ? D’expliquer les théorèmes de l’incomplétude ?
— Oui.
— Ce n’est pas facile, dit-il, en hochant la tête. Il remplit d’air sa poitrine, comme s’il cherchait à puiser du courage. La question essentielle est que Gödel a prouvé qu’il n’existe aucun fondement général qui démontre la cohérence des mathématiques. Il y a des affirmations qui sont vraies, mais non démontrables à l’intérieur du système. Cette découverte a eu de profondes conséquences, en révélant les limites des mathématiques, introduisant ainsi une subtilité inconnue dans l’architecture de l’univers.
— Mais quel est le rapport avec les ordinateurs ?
— C’est très simple. Les théorèmes de Gödel suggèrent que les ordinateurs, aussi sophistiqués soient-ils, seront toujours confrontés à des limites. Bien qu’il ne puisse montrer la cohérence d’un système mathématique, l’être humain parvient à comprendre que de nombreuses affirmations à l’intérieur du système sont vraies. Mais l’ordinateur, placé devant une telle contradiction irrésoluble, bloquera. Par conséquent, les ordinateurs ne pourront jamais égaler les êtres humains.
— Ah, je comprends ! s’exclama Tomás, l’air satisfait. Finalement, tu me donnes raison, papa…
— Pas nécessairement, dit le vieux mathématicien. La grande question est que nous pouvons présenter à l’ordinateur une formule que nous savons être vraie, mais que l’ordinateur, lui, ne peut pas prouver comme étant vraie. C’est exact. Mais il est aussi exact que l’ordinateur peut faire la même chose. La formule n’est indémontrable que pour celui qui travaille à l’intérieur du système, tu comprends ? Seul celui qui se trouve hors du système peut prouver la formule. C’est valable pour un ordinateur comme pour un être humain. Conclusion : il est possible qu’un ordinateur puisse être aussi intelligent que nous, sinon plus.
Tomás soupira.
— Tout ça pour prouver quoi ?
— Tout ça pour te prouver que nous ne sommes que des ordinateurs très sophistiqués. Crois-tu que les ordinateurs puissent avoir une âme ?
— Pas que je sache, non.
— Alors, si nous sommes des ordinateurs très sophistiqués, nous ne pouvons pas non plus en avoir. Notre conscience, nos émotions, tout ce que nous sentons est le résultat de la sophistication de notre structure. Quand nous mourons, les puces de notre mémoire et de notre intelligence disparaissent et nous nous éteignons. Il respira profondément et s’appuya contre le dossier de sa chaise. L’âme, mon cher fils, n’est qu’une invention, une merveilleuse illusion créée par notre ardent désir d’échapper à la mort.
Ariana Pakravan guettait Tomás près de la sortie des passagers, sous le terminal du vieil aéroport international de Mehrabad. Durant quelques instants, pourtant, le nouvel arrivant se sentit désorienté, cherchant parmi la multitude de tchadors noirs ou colorés le visage familier qui s’obstinait à ne pas apparaître ; et ce ne fut que lorsqu’Ariana s’approcha de lui et lui toucha le bras que l’historien se sentit rassuré. Il eut du mal à reconnaître son hôte sous le voile islamique qui l’enveloppait et ne put s’empêcher d’être troublé par la différence entre cette femme coiffée d’un foulard vert et l’Iranienne sophistiquée avec laquelle il avait déjeuné au Caire une semaine auparavant.
— Salam , professeur, salua la voix sensuelle, en lui souhaitant la bienvenue. Khosh amadin !
— Bonjour, Ariana. Comment allez-vous ?
Le Portugais hésita, ignorant s’il devait se pencher pour l’embrasser sur les joues ou s’il y avait une autre forme de salut plus appropriée dans ce pays aux coutumes si radicales. L’Iranienne résolut le problème, en lui tendant la main.
— Votre vol s’est bien passé ?
— Très bien, dit Tomás, en roulant des yeux. J’étais au bord de l’évanouissement à chaque turbulence. Mais, à part ça, tout s’est bien passé.
Ariana rit.
— Vous avez peur en avion, c’est ça ?
— Pas vraiment peur, disons que je ressens… une appréhension. Je passe mon temps à me moquer de ma mère parce qu’elle a peur de prendre l’avion, mais en réalité je suis comme elle, voyez-vous ? J’ai hérité de son gène.
L’Iranienne l’inspecta et vérifia qu’il n’était suivi par aucun porteur.
— Vous n’avez pas d’autres bagages ?
— Non. Je voyage toujours léger.
— Très bien. Alors, allons-y.
La femme le conduisit vers une file d’attente à la sortie de l’aéroport, le long du trottoir. Le nouvel arrivant regarda devant lui et vit des voitures orange qui prenaient des passagers.
— On prend un taxi ?
— Oui.
— Vous n’avez pas de voiture ?
— Professeur, nous sommes en Iran, dit-elle, sur un ton toujours jovial. Les femmes qui conduisent ici ne sont pas vraiment bien vues.
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