— Oui.
— La vie est une structure d’informations très complexe et toutes ses activités englobent un processus d’information, dit-il avant de tousser. Cette définition, toutefois, entraîne une profonde conséquence. Si la vie est constituée par un agencement, une sémantique, une structure d’information qui se développe et interagit avec le monde extérieur, nous ne sommes, en fin de compte, qu’une sorte de programme. La matière est le hardware, notre conscience le software. Nous sommes un programme d’ordinateur très complexe et avancé.
— Et quel est le programme de cet… ordinateur ?
— La survie des gènes. Certains biologistes ont défini l’être humain comme une machine de survie, une sorte de robot programmé aveuglément pour préserver ses gènes. Je sais bien que ces choses, ainsi présentées, semblent choquantes, mais c’est là ce que nous sommes. Des ordinateurs programmés pour préserver des gènes.
— Selon cette définition, un ordinateur serait un être vivant.
— Sans aucun doute. C’est un être vivant qui n’est pas constitué par des atomes de carbone.
— Mais ça n’est pas possible !
— Pourquoi pas ?
— Parce qu’un ordinateur ne fait que réagir à un programme prédéfini.
— Que font d’autre tous les êtres vivants composés d’atomes de carbone ? répliqua son père. Ce qui te pose problème est qu’un ordinateur soit une machine qui fonctionne sur la base d’un stimulus-réponse programmé, c’est ça ?
— Heu… oui.
— Et le chien de Pavlov ? Ne fonctionne-t-il pas sur la base d’un stimulus-réponse programmé ? Et la fourmi ? Et une plante ? Et une sauterelle ?
— Bien… oui, mais c’est différent.
— Ce n’est pas différent. Si on connaît le programme d’une sauterelle, si on sait ce qui l’attire et ce qui la repousse, ce qui la stimule et ce qui l’effraie, on peut prévoir tout son comportement. Les sauterelles ont des programmes relativement simples. Si X se produit, elles réagiront de manière A. Si Y se produit, elle réagiront de manière B. Exactement comme une machine élaborée par l’homme.
— Mais les sauterelles sont des machines naturelles. Les ordinateurs sont des machines artificielles.
Manuel promena le regard autour de la cuisine, à la recherche d’une idée. Son attention se fixa sur la fenêtre, attirée par un arbre sur le trottoir d’en face, où des oiseaux venaient de se poser.
— Regarde les oiseaux là-bas. Les nids qu’ils construisent sur les arbres sont-ils naturels ou artificiels ?
— Ils sont naturels, évidemment.
— Alors tout ce que fait l’homme est également naturel. Mais comme nous avons une conception anthropocentrique de la nature, nous divisons tout en choses naturelles et en choses artificielles, en présupposant que les artificielles sont faites par l’homme et les naturelles par la nature, les plantes et les animaux. Mais cela n’est qu’une convention humaine. En vérité, si l’homme est un animal, tout comme l’oiseau, alors c’est une créature naturelle, tu es d’accord ?
— Oui.
— Mais s’il est une créature naturelle, alors tout ce qu’il fait est naturel. Il s’ensuit que ses créations sont naturelles, de même que le nid construit par l’oiseau est une chose naturelle. Ce que je veux dire, c’est que tout dans la nature est naturel. Puisque l’homme est un produit de la nature, alors tout ce qu’il fait est aussi naturel. Ce n’est que par pur convention de langage qu’on a établi que les objets créés par l’homme étaient artificiels, alors qu’en réalité, ils sont tout aussi naturels que les objets créés par les oiseaux. Donc, étant des créations d’un animal naturel, les ordinateurs, tout comme les nids, sont naturels.
— Mais ils n’ont pas d’intelligence.
— Ni les oiseaux, ni les sauterelles. Il fit la moue. Ou plutôt, les oiseaux, les sauterelles et les ordinateurs ont une intelligence. Ce qu’ils n’ont pas, c’est notre intelligence. Mais, dans le cas des ordinateurs par exemple, rien ne dit que, d’ici cent ans, ils ne seront pas dotés d’une intelligence égale ou supérieure à la nôtre. Et, s’ils atteignent notre degré d’intelligence, tu peux être sûr qu’ils développeront des émotions et des sentiments et qu’ils deviendront conscients.
— Ça, je n’y crois pas.
— Qu’ils puissent avoir des émotions et devenir conscients ?
— Oui. Je n’y crois pas.
Manuel Noronha fut pris d’une soudaine quinte de toux, une toux si violente qu’elle donnait l’impression qu’il allait cracher ses poumons. Son fils l’aida à se remettre, en lui donnant de l’eau pour le calmer. Lorsque la quinte cessa, Tomás regarda son père d’un air inquiet.
— Tu te sens mieux, papa ?
— Oui.
— Et si tu allais t’allonger un peu ? Peut-être que…
— Je me sens mieux, ne t’en fais pas, riposta le vieux mathématicien.
— Tu es sûr ?
— Je me sens mieux, je me sens mieux, insista-t-il, en reprenant son souffle. Où en étions-nous ?
— Oh, peu importe.
— Non, non. Je veux terminer mon explication, c’est important.
Tomás hésita, puis fit un effort de mémoire.
— Je te disais que je ne croyais pas que les ordinateurs puissent avoir des émotions et une conscience.
— Ah oui, s’exclama Manuel, en retrouvant le fil de son raisonnement. Tu penses que les ordinateurs ne peuvent pas avoir d’émotions, c’est ça ?
— Oui. Ni émotions, ni conscience.
— Eh bien tu te trompes. Il inspira profondément et recouvrit sa respiration normale. Tu sais, les émotions et la conscience résultent d’un certain degré d’intelligence. Or, qu’est-ce que l’intelligence ?
— L’intelligence, c’est la capacité de faire des raisonnements complexes, je crois.
— Exact. Autrement dit, l’intelligence est une forme élevée de complexité. Et il n’est pas nécessaire d’atteindre le degré d’intelligence humaine pour qu’il existe une conscience. Par exemple, les chiens sont beaucoup moins intelligents que les hommes, mais, si tu demandes à un maître si son chien a des émotions et une conscience des choses, il te dira oui sans hésiter. Le chien a des émotions et une conscience. Par conséquent, les émotions et la conscience sont des mécanismes qui existent à partir d’un certain degré de complexité de l’intelligence.
— Donc, selon toi, quand les ordinateurs atteindront ce degré de complexité, il deviendront émotifs et conscients ?
— Sans le moindre doute.
— J’ai du mal à le croire.
— Tu as du mal, tout comme la plupart des gens qui ne sont pas concernés par le problème. L’idée que les machines puissent avoir une conscience choque le commun des mortels. Et, pourtant, la plupart des scientifiques qui réfléchissent à la question admettent qu’il soit possible de rendre conscient une intelligence simulée.
— Mais tu crois vraiment, papa, qu’il est possible de rendre un ordinateur intelligent ? Qu’il puisse penser uniquement par lui-même ?
— Bien entendu. D’ailleurs, les ordinateurs sont déjà intelligents. Ils ne sont pas aussi intelligents que les humains, mais ils le sont plus qu’un ver de terre par exemple. Or, qu’est-ce qui distingue l’intelligence humaine de celle d’un ver de terre ? La complexité. Notre cerveau est beaucoup plus complexe que le sien. Tous deux obéissent aux mêmes principes, tous deux ont des synapses et des liaisons, sauf que le cerveau humain est incommensurablement plus complexe que celui du ver de terre… Sais-tu ce qu’est un cerveau ?
— C’est ce que nous avons sous le crâne ?
— Un cerveau est une masse organique qui fonctionne exactement comme un circuit électrique. Au lieu d’avoir des fils, il a des neurones, au lieu d’avoir des puces, il a de la matière grise, mais c’est absolument la même chose. Son fonctionnement est déterministe. Les cellules nerveuses déclenchent une impulsion électrique en direction du bras selon un ordre spécifique, à travers un circuit de courants prédéfinis. Un circuit différent produirait l’émission d’une impulsion différente. Exactement comme un ordinateur. Je veux dire par là que, si on parvenait à rendre le cerveau de l’ordinateur beaucoup plus complexe qu’il ne l’est actuellement, on pourrait le faire fonctionner à notre niveau.
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