— Exact. Je sais que je suis moi parce que j’ai la mémoire de moi-même, de tout ce qui m’est arrivé, jusqu’à cette dernière seconde. Je ne suis que la mémoire de moi-même. Et où est logée cette mémoire ?
— Dans le cerveau, bien sûr.
— Tout juste. Ma mémoire est logée dans mon cerveau, stockée dans des cellules. Ces cellules font partie de mon corps. Et c’est là tout le problème. Lorsque mon corps meurt, les cellules de ma mémoire cessent d’être alimentées par l’oxygène et périssent également. Ainsi s’éteint toute ma mémoire, le souvenir de ce que je suis. Si tel est le cas, comment diable l’âme peut-elle se souvenir de ma vie ? Si l’âme n’a pas d’atomes, elle ne saurait conserver aucune cellule de ma mémoire, n’est-ce pas ? De toute façon, les cellules où la mémoire de ma vie était enregistrée sont, elles aussi, déjà mortes. Dans ces conditions, comment l’âme se rappellerait-elle quoi que ce soit ? Tout ça ne te semble-t-il pas un peu absurde ?
— Mais papa, tu parles comme si nous n’étions que des machines, des ordinateurs. Il écarta les mains comme s’il proférait une évidence. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Nous ne sommes pas des ordinateurs, nous sommes des individus, des êtres vivants.
— Ah oui ? Et quelle est la différence entre les deux ?
— Eh bien, nous pensons, nous sentons, nous vivons. Pas les ordinateurs.
— En es-tu bien sûr ?
— Mais enfin, papa ! Les êtres vivants sont biologiques, les ordinateurs se réduisent à des circuits.
Manuel Noronha leva les yeux au plafond, comme s’il s’adressait à quelqu’un.
— Et dire que ce garçon a obtenu un doctorat à l’université…
Tomás hésita.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Rassure-toi, mon fils, tu as dit ce que n’importe quel biologiste dirait. Mais, si tu demandais à un biologiste ce qu’est la vie, il te répondrait à peu près ceci : la vie est un ensemble de processus complexes fondés sur l’« atome de carbone ». Mais attention ! Même le plus lyrique des biologistes reconnaîtrait, pourtant, que l’expression-clé de cette définition n’est pas « atome de carbone », mais « processus complexes ». Il est vrai que tous les êtres vivants que nous connaissons sont constitués par des atomes de carbone, mais ce n’est pas cela qui est véritablement structurant pour la définition de la vie. Il y a des biochimistes qui admettent que les premières formes de vie sur la terre ne reposent pas sur les atomes de carbone, mais sur les cristaux. Les atomes ne sont que la matière qui rend la vie possible. Peu importe qu’il s’agisse d’un atome A ou d’un atome B. Imagine qu’il y ait un atome A dans ma tête et que, pour quelque raison, il soit remplacé par un atome B. Est-ce que je cesserais d’être moi pour autant ? Je ne crois pas, dit-il en secouant la tête. Ce qui fait que je suis moi, c’est un agencement, une structure d’informations. Autrement dit, ce ne sont pas les atomes, mais la manière dont ils sont organisés. Il toussa avant de pouvoir reprendre. Sais-tu d’où vient la vie ?
— Elle vient d’où ?
— Elle vient de la matière.
— Quelle grande nouvelle !
— Tu ne comprends pas où je veux en venir. Il frappa du doigt sur la table. Les atomes qui composent mon corps sont exactement les mêmes que les atomes qui composent cette table ou n’importe quelle galaxie lointaine. Ils sont tous pareils. La différence est dans la façon dont ils s’organisent. Selon toi, qu’est-ce qui organise les atomes de manière à former des cellules vivantes ?
— Je ne sais pas.
— Serait-ce une force vitale ? Serait-ce un esprit ? Serait-ce Dieu ?
— Peut-être…
— Non, mon fils. Ce qui organise les atomes de manière à former des cellules vivantes, ce sont les lois de la physique. Tel est le cœur du problème. Réfléchis, comment un ensemble d’atomes inanimés peut-il former un système vivant ? La réponse se trouve dans l’existence des lois de complexité. Toutes les études ont montré que les systèmes s’organisent spontanément, de manière à créer des structures toujours plus complexes, obéissant à des lois physiques et exprimées par des équations mathématiques. D’ailleurs, un physicien a remporté le Prix Nobel pour avoir démontré que les équations mathématiques qui régissent les réactions chimiques inorganiques sont semblables aux équations qui établissent les règles de comportement simple des systèmes biologiques avancés. Autrement dit, les organismes vivants sont, en réalité, le produit d’une incroyable complexification des systèmes inorganiques. Et cette complexification ne résulte pas de l’activité d’une quelconque force vitale, mais de l’organisation spontanée de la matière. Une molécule, par exemple, peut être constituée par un million d’atomes reliés entre eux d’une manière très spécifique, et dont l’activité est contrôlée par des structures chimiques aussi complexes que celles d’une ville. Tu vois où je veux en venir ?
— Heu… oui.
— Le secret de la vie n’est pas dans les atomes qui constituent la molécule, mais dans sa structure, dans son organisation complexe. Cette structure existe parce qu’elle obéit à des lois d’organisation spontanée de la matière. Et, de la même manière que la vie est le produit de la complexification de la matière inerte, la conscience est le produit de la complexification de la vie. La complexité de l’organisation, voilà la question-clé, pas la matière. D’un tiroir, il sortit un livre de cuisine et l’ouvrit pour en montrer l’intérieur. Tu vois ces caractères ? Ils sont imprimés en quelle couleur ?
— Noir.
— Imagine qu’au lieu d’encre noire, le typographe ait utilisé de l’encre rouge. Il referma le livre et le brandit. Est-ce que cela aurait modifié le message de ce livre ?
— Bien sûr que non.
— Évidemment, non. Ce qui fait l’identité de ce livre n’est pas la couleur des caractères, c’est une structure d’informations. Peu importe que l’encre soit noire ou rouge, ce qui compte c’est le contenu informatif du livre, sa structure. Je peux lire un Guerre et Paix imprimé en Times New Roman et un autre Guerre et Paix imprimé en Arial chez un autre éditeur, le livre sera toujours le même. Quelles que soient les circonstances, il s’agira de Guerre et Paix de Léon Tolstoï. Inversement, si j’ai un Guerre et Paix et un Anna Karénine imprimés avec la même police, par exemple Times New Roman , cela ne suffira pas à en faire le même livre, n’est-ce pas ? Ce qui est constitutif, donc, ce n’est ni la police ni la couleur des caractères, mais la structure du texte, sa sémantique, son organisation. La même chose se passe avec la vie. Peu importe que la vie repose sur l’atome de carbone ou sur des cristaux ou sur quoi que ce soit d’autre. Ce qui fait la vie c’est une structure d’informations, une sémantique, une organisation complexe. Je m’appelle Manuel et je suis professeur de mathématiques. Qu’on prenne dans mon corps un atome A pour mettre à la place un atome B, si cette information est préservée, si cette structure reste intacte, alors je continuerai d’être moi. Même si on remplaçait tous mes atomes par d’autres, je continuerais d’être moi. D’ailleurs, il est aujourd’hui prouvé que presque tous nos atomes changent au long de notre vie. Et pourtant, je continue d’être moi. Prenons l’équipe du Benfica et changeons tous les joueurs. Cela n’empêchera pas le Benfica d’exister, de rester toujours le Benfica, indépendamment des joueurs sélectionnés. Ce qui fait le Benfica, ce n’est pas le joueur A ou B, c’est un concept, une sémantique. La même chose se passe avec la vie. Peu importe l’atome qui, à un moment donné, remplit la structure. L’essentiel, c’est la structure en soi. Dès lors que des atomes occupent la structure d’information qui définit mon identité et les fonctions de mes organes, la vie est possible. Tu as compris ?
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