— Tu t’es réveillé ?
Manuel se leva de table, déposa son assiette vide dans l’évier et ouvrit le robinet.
— Oui, je me suis réveillé. Il referma le robinet et revint s’asseoir à table. Je me suis réveillé pour vivre, peut-être, mes derniers moments, dit-il en regardant vers l’évier. Je me suis réveillé pour voir la vie s’écouler comme l’eau qui disparaît par ce trou. Parfois, je suis pris d’une rage folle contre ce qui m’arrive. Je me demande : pourquoi moi ? Il y a tellement de gens qui courent les rues, tellement de gens qui ne fichent rien, pour quelle raison faut-il que cela tombe sur moi ? Tiens, l’autre jour encore je me rendais à l’hôpital et j’ai croisé Chico la Goutte. Tu te souviens de lui ?
— Qui ?
— Chico la Goutte.
— Non, je ne vois pas…
— Mais si, tu le connais. C’est ce vieux qui passe ses journées à boire et qu’on voit parfois tituber dans la rue, complètement saoul, toujours en guenilles.
— Ah oui ! Je vois qui c’est, je me souviens de l’avoir croisé quand j’étais gamin. Il est encore vivant ?
— Vivant ? Le bonhomme se porte comme un charme ! Il est toujours rond comme une barrique, il n’a jamais rien fait dans la vie, il sent mauvais, il crache par terre et bat sa femme… Bref, c’est un vaurien, un… parasite ! Eh bien, je l’ai croisé et je me suis dit : mais pourquoi diable n’est-ce pas lui qui est malade ? Quel est donc ce Dieu qui inflige une aussi grave maladie à quelqu’un comme moi et qui laisse en paix un pareil fumiste, avec une santé de fer ? Il écarquilla les yeux. Quand j’y pense, ça me met en rage !
— Tu ne peux pas voir les choses comme ça, papa…
— Mais c’est injuste ! Je sais bien qu’il ne faut pas juger les choses ainsi, et qu’il est immoral de souhaiter que notre malheur frappe les autres, mais enfin, quand je considère mon état et que je vois la santé que respire un type comme Chico la Goutte, excuse-moi mais je ne peux pas m’empêcher d’être en colère !
— Je comprends.
— D’un autre côté, j’ai conscience que je ne dois pas laisser ce sentiment de révolte me dominer. Je sens désormais que mon temps est précieux, tu comprends ? Il faut que j’en profite pour revoir ma ligne de conduite et mes priorités, pour m’occuper de ce qui est vraiment important, pour écarter ce qui est insignifiant et faire la paix avec moi-même et le monde. Il fit un geste vague. J’ai passé trop de temps enfermé en moi-même, ignorant ta mère, t’ignorant toi, ignorant ta femme et ta fille, tournant le dos à tout, excepté aux mathématiques qui me passionnaient. Maintenant que je sais que je peux mourir, je sens que j’ai traversé la vie comme si j’avais été anesthésié, comme si j’avais dormi, comme si, en réalité, je ne l’avais pas vécue. Et cela aussi me révolte. Comment ai-je pu être aussi stupide ? Il baissa le ton, chuchotant presque. C’est pourquoi je veux rattraper le temps perdu. Il baissa la tête et regarda sa poitrine. Mais je ne sais pas si cette chose m’en laissera le temps.
Tomás resta sans voix. Jamais il n’avait entendu son père s’interroger sur la vie ni sur la manière dont il l’avait vécue, sur les erreurs qu’il avait commises, sur les personnes qu’il aurait dû aimer et auxquelles il s’était dérobé. Au fond, son père lui parlait de leur propre relation, des jeux qu’ils n’avaient pas faits ensemble, des histoires qu’il ne lui avait pas lues au lit, des passes de ballons qu’ils n’avaient pas échangées, de tout ce qu’ils n’avaient pas partagé. C’était donc sa propre attitude envers son fils que le père remettait indirectement en question. Tomás resta silencieux, sans savoir quoi répondre ; il ressentait seulement un grand et poignant désir d’avoir une seconde chance, d’être dans une prochaine vie le fils de ce père et que ce père soit un vrai père pour son fils. Oui, comme ça serait bien d’avoir une seconde chance.
— Il te reste peut-être plus de temps que tu ne penses, s’entendit-il dire. Peut-être que notre corps meurt, mais que notre âme survit et que tu peux, une fois réincarné, corriger les erreurs de cette vie. Est-ce que tu crois à ça, papa ?
— À quoi ? À la réincarnation ?
— Oui. Est-ce que tu y crois ?
Manuel Noronha esquissa un sourire triste.
— J’aimerais y croire, bien sûr. Qui n’aimerait pas, étant dans ma position, croire à une telle chose ? La survie de l’âme. La possibilité qu’elle se réincarne plus tard dans un autre corps et que l’on puisse revivre à nouveau. Quelle belle idée. Il hocha la tête. Seulement, je suis un homme de science et j’ai le devoir de combattre l’illusion.
— Que veux-tu dire par là ? Tu penses que l’âme ne peut pas survivre ?
— Mais qu’est-ce que l’âme au juste ?
— C’est… je ne sais pas… une force vitale, l’esprit qui nous anime.
Le vieux mathématicien regarda son fils pendant un moment.
— Écoute, Tomás. Regarde-moi. Que vois-tu ?
— Je vois mon père.
— Tu vois un corps.
— Oui.
— C’est mon corps. Je me réfère à lui comme si je disais : c’est ma télévision, c’est ma voiture, c’est mon stylo. Dans ce cas, il s’agit de mon corps. C’est une chose qui est à moi, c’est ma propriété. Il plaqua sa main sur la poitrine. Mais si je dis que ce corps est à moi, j’admets par-là même que je suis distinct de celui-ci. Il est à moi, mais il n’est pas moi. Alors, que suis-je ? Il toucha son front du doigt. Je suis mes pensées, mon expérience, mes sentiments. Voilà ce qui me constitue. Je suis une conscience. Mais alors, est-ce cette conscience, ce « je » qui est moi, qu’on appelle l’âme ?
— Heu… oui, je suppose que oui.
— Le problème c’est que ce « je » qui me constitue est le produit de substances chimiques qui circulent dans mon corps, de transmissions électriques entre mes neurones, d’hérédités génétiques codifiées dans mon ADN, et d’innombrables facteurs extérieurs et intrinsèques qui déterminent ce que je suis. Mon cerveau est une complexe machine électrochimique qui fonctionne comme un ordinateur et ma conscience, cette notion que j’ai de mon existence, est une sorte de programme. Tu comprends ? D’une certaine façon, et littéralement, la cervelle est le hardware, la conscience le software. Ce qui pose naturellement quelques questions intéressantes. Est-ce qu’un ordinateur peut avoir une âme ? Et si l’être humain est un ordinateur très complexe, peut-il lui-même avoir une âme ? Quand tous les circuits sont morts, l’âme survit-elle ? Et où donc survit-elle ?
— Eh bien… elle s’élève du corps et s’en va vers… comment dire… vers…
— Elle s’en va vers le ciel ?
— Non, elle s’en va vers… vers une autre dimension.
— Mais de quoi est faite cette âme qui s’élève du corps ? D’atomes ?
— Non, je ne crois pas. Ce doit être une substance incorporelle.
— Sans atomes ?
— J’imagine que non. C’est un… esprit.
— Bien, cela m’amène à formuler une autre question, observa le mathématicien. Est-ce qu’un jour, dans un avenir lointain, mon âme se souviendra de ma vie actuelle ?
— Oui, il paraît que oui.
— Mais ça n’a pas de sens, tu ne crois pas ?
— Pourquoi ?
— Réfléchis, Tomás. Quel est le fondement de notre conscience ? Comment sais-je que je suis moi, que je suis un professeur de mathématiques, que je suis ton père et le mari de ta mère ? Que je suis né à Castelo Branco et que je suis presque chauve ? Qu’est-ce qui fait que je sais tout de moi ?
— Tu te connais à cause de ce que tu as vécu, de ce que tu as fait et de ce que tu as dit, de ce que tu as entendu, vu et appris.
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