10 - Néanmoins, ne pas prendre son travail trop au sérieux. C'est peut-être là le plus difficile. Rester modeste, garder le sens de l'humour, conserver du recul par rapport à son œuvre.
Chaque jour, dans mon école de jeunes dieux, je me perfectionnais. Au début je voulais, par exemple, me débrouiller pour que mon monde soit le plus démocratique possible. Ce fut une erreur. Il y a une phase de despotisme indispensable, souvent pendant les mille premières années. L'expérience «César» le prouve. Avant Jules César, les Romains vivaient sous un régime républicain. Jules César tenta de devenir empereur et se fit assassiner aux ides de Mars. Dès lors, les Romains se dotèrent d'empereurs encore plus tyranniques que les rois voisins.
La démocratie est un luxe de peuple avancé. Il faut choisir l'instant idéal pour accomplir sa révolution démocratique. C'est comme un soufflé: trop tôt ou trop tard, et tout s'effondre, c'est la catastrophe.
Autre évidence que j'ai apprise durant mes cours de divinité: on ne peut pas se maintenir par la guerre. Autant, c'est vrai, on a intérêt, au début, à ce que son peuple soit bien armé derrière d'épaisses murailles et ne fasse aucune concession aux éventuels envahisseurs, autant on doit réviser cette politique dès la deux millième année.
En effet, si on place toute son énergie dans la guerre - qu'elle soit défensive ou offensive -, on constate qu'on ne peut plus développer correctement l'agriculture, la culture, l'industrie, le commerce, l'éducation et donc la recherche. Si bien que l'on finit par être détruit de toute manière par des peuples possédant des armes de technologie plus avancée.
La guerre est un premier moyen de prise de pouvoir, mais il importe de conclure au plus tôt la paix avec les voisins; on y gagne en développant le commerce et les échanges culturels et scientifiques. Oui, simplement, en jouant, je me suis aperçu que la guerre n'était pas une solution. D'ailleurs, dans le premier «monde-référence», toutes les civilisations guerrières ont disparu: Hittites, Babyloniens, Mésopotamiens, Perses, Égyptiens, Grecs, Romains. Ce fut une grande leçon: l'avenir n'appartient pas aux royaumes conquérants. Ils ne dépendent bien souvent que d'un seul meneur: dès qu'il meurt, l'élan fléchit.
Dans la cour de récréation, entre jeunes dieux, nous discutons souvent. Parmi les dieux que je fréquente, il y a bien évidemment Wotan, avec lequel je suis finalement devenu ami, Quetzalcôatl, le serpent à plumes, et Huruing-Wuuti, un dieu hopi amérindien. Ça, c'est ma bande. Mais il y a aussi le groupe dit des «Orientaux» qui rassemble le dieu japonais Izanagi, Vishnou pour les Indiens et Kouan-Yin, une superbe déesse chinoise, et celui des «Africains», avec Osiris et sa tête de faucon (une vraie tête de con, plaisante-t-on souvent), Ala Tangana, un dieu guinéen, et Ouncoulouncoulou, un superdieu zoulou.
Huruing-Wuuti est notre meneur. Il prend toujours les initiatives pour notre bande. Wotan, c'est plutôt le genre «blagues cochonnes à longueur de journée». Il ne respecte rien. «C'est l'histoire de trois types complètement amochés qui arrivent devant saint Pierre et…», voilà le genre de blague qu'il affectionne.
J'aime bien Huruing-Wuuti mais je me méfie un peu de lui car il se prend trop au sérieux. À l'entendre, il n'y a que lui qui sait construire des temples avec des colonnes corinthiennes. Les colonnes du Parthénon, ça a quand même un peu plus de gueule, non?
Évidemment, dans la cour de récréation, loin de nos mondes, chacun essaie de se faire mousser: «Moi, j'ai inventé la machine à vapeur», «Moi, j'ai inventé la pilule pour les femmes», «Moi, j'ai mis au point les appareils photo jetables», cla-mai-je pour ma part en guise de boutades.
Être dieu, ça monte vite à la tête. Bon, mais comme nous le conseille le Dieu Premier: «Ne commençons pas à dire du mal les uns des autres, sinon ça finit en guerre de religion.» C'est pour cela que lorsque Vishnou m'a tapé dans le dos en me lançant: «C'est marrant le boulot de dieu mais t'es-tu déjà demandé si quelque part au-dessus de nous, il n'existe pas des dieux de dimension supérieure qui jouent avec nous comme nous jouons avec les mortels?» j'ai sursauté. Je ne sais pas pourquoi mais cette idée m'a complètement bouleversé. Être le jouet d'entités supérieures! C'est insupportable! Ne plus jouir de son libre arbitre! N'être plus qu'un pantin dans les mains d'étrangers! Peut-être même d'enfants étrangers! Beurk. J'ai vomi et fait des cauchemars toute la nuit. Le lendemain, j'avais retrouvé mes esprits. J'ai répondu à Vishnou: «C'est impossible. Au-dessus des dieux, il n'y a rien.»
Il a éclaté de rire.
Un rire divin.