Bernard Werber
L'Empire des anges
«Les trois voies de la sagesse sont:
L'humour, Le paradoxe, Le
changement.»
Dan Millman,
champion du monde de trampoline.
1. LES COULISSES DU PARADIS
1. JE MEURS
« Un jour, on meurt. »
Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un micro-trottoir.
Donc je meurs.
C'est arrivé vite et fort.
À l'improviste. Il y a eu un grand bruit. Je me suis retourné. J'ai vu l'avant d'un Boeing 747 (probablement égaré suite à une grève des aiguilleurs du ciel) qui surgissait dans ma baie vitrée, fracassait les murs, traversait mon salon, anéantissait mes meubles, pulvérisait mes bibelots, s'avançait vers moi dans sa course folle.
On a beau être aventurier, on a beau se sentir explorateur, pionnier des mondes nouveaux, on finit un jour par être confronté à des problèmes qui nous surpassent. En tout cas un avion qui défonce mon salon, c'est un problème qui me surpasse.
Tout s'est passé au ralenti. Dans un vacarme hallucinant, alors que le décor se désagrégeait en mille morceaux autour de moi, et que d'énormes volutes de poussière, de gravats s'élevaient, j'ai entrevu les visages des pilotes. Il y avait un grand maigre et un petit chauve. Ils étaient surpris. Ce devait être la première fois qu'ils amenaient des passagers directement dans des maisons. Le grand maigre avait le visage révulsé d'horreur alors que l'autre donnait tous les signes d'une grande panique. Je ne les entendais pas bien à cause du grondement, mais celui qui avait la bouche ouverte devait hurler fort.
J'ai reculé, mais un avion en plein élan, un Boeing 747 qui plus est, ça ne s'arrête pas d'un coup. Geste dérisoire, j'ai mis mes mains devant mon visage, j'ai fait une grimace de contrition et j'ai fermé fort les yeux. J'espérais encore à cet instant que cette irruption ne soit qu'un cauchemar.
Là, j'ai attendu. Pas longtemps. Peut-être un dixième de seconde, mais il m'a paru très long. Puis il y a eu le choc. Une immense gifle m'a poussé, puis plaqué contre le mur avant de me broyer. Après, tout est devenu silencieux et sombre. C'est le genre de choses qui surprend toujours. Pas seulement les erreurs d'aiguillages aériens des Boeing, mais aussi sa propre fin.
Je ne veux pas mourir aujourd'hui. Je suis encore trop jeune.
Plus d'images, plus de sons, plus de sensations externes. Tsss… Mauvais signes… Le système nerveux dispose d'encore un peu de jus. Mon corps est peut-être «récupérable». Avec de la chance, des secours arriveront à temps, feront redémarrer le cœur, colmateront par-ci par-là les membres cassés. Je resterai longtemps au lit et tout redeviendra progressivement comme avant. Mon entourage dira que c'est un miracle que je m'en sois sorti.
Allez, j'attends les secours. Ils vont venir. Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent? J'y suis. À cette heure-ci il doit y avoir des embouteillages partout.
Je sais qu'il ne faut pas se laisser aller. La mort c'est un laisser-aller de trop. Il faut faire marcher mon cerveau. Il faut penser. Penser à quoi?
Tiens, à une chanson de mon enfance.
«Il était un petit navire,
Il était un petit navire,
Qui n'avait ja-ja-jamais navigué,
Qui n'avait ja-ja-jamais navigué…»
C'est quoi après, les paroles?
Zut, la mémoire se met en grève elle aussi. Fermeture de la bibliothèque.
Mon cerveau s'est arrêté, je le sens bien, mais je… je continue de penser. Descartes avait tort. On peut «ne plus être» et «penser encore». Je fais même plus que penser, j'ai une parfaite conscience de ce qu'il se passe. De tout ce qu'il se passe. Je n'ai jamais été aussi conscient.
Je sens qu'il va survenir quelque chose d'important. J'attends. Ça y est. J'ai l'impression… J'ai l'impression que… quelque chose sort de moi! Une vapeur se dégage. Une vapeur qui prend la forme de mon enveloppe de chair. Comme un décalque transparent de moi!
Est-ce cela mon «âme»? Cet «autre moi» diaphane se détache lentement de mon corps par le haut de mon crâne. J'ai peur et je suis excité en même temps. Puis je bascule.
L'«autre moi» observe mon ancien corps. Il y a des petits morceaux partout. Bon, il faut se faire une raison, à moins de trouver un très bon chirurgien passionné de puzzles… il n'est plus récupérable.
Bon sang, quelle sensation! Je vole. Je monte.
Un fil d'argent me relie encore à mon ancienne chair, comme un cordon ombilical. Je poursuis mon vol et ce film argenté s'étire.
«Il était un petit navire
Qui n'avait ja-ja-jamais navigué.»
C'est moi, le petit navire. Mon corps flotte. Je vole. Je m'éloigne de mon ancien moi. Je distingue un peu mieux le Boeing 747. L 'avion est ratatiné. J'ai une vue d'ensemble sur mon ancien immeuble. Il ressemble à un mille-feuille: les étages se sont écroulés les uns sur les autres.
Je plane au-dessus des toits. Je suis dans le ciel.
Mais qu'est-ce que je fais là?
«Je suis professeur à la faculté d'anthropologie de Paris et je crois pouvoir répondre à votre question. On peut dire que la civilisation humaine est apparue dès que certains primates ont commencé à ne plus jeter leurs défunts aux ordures et à les couvrir au contraire de coquillages et de fleurs. Les premières sépultures ornementées ont été découvertes à proximité de la mer Morte. Elles ont été datées au Carbone 14 à 120 000 ans. Cela signifie que, en ces temps reculés, des gens croyaient qu 'à la mort succédait un phénomène "magique". On peut remarquer aussi qu'est apparu simultanément l'art non figuratif afin de tenter de décrire cette "magie ".
Plus tard, les premières œuvres fantastiques ont été celles d'artistes s'efforçant d'imaginer "l'après-mort". Probablement d'ailleurs pour tenter de se rassurer eux-mêmes…»
Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.
Quelque chose m'attire là-haut. Une fabuleuse lumière. Maintenant je vais enfin savoir. Qu'y a-t-il après la vie? Qu'y a-t-il au-dessus du monde visible?
Vol au-dessus de ma ville.
Vol au-dessus de ma planète.
Je sors de la zone terrestre. Mon cordon d'argent s'étire davantage encore puis finit par céder.
Maintenant plus aucun demi-tour n'est possible. C'en est vraiment fini de ma vie dans la peau de Michael Pinson, charmant monsieur au demeurant, mais qui a eu le tort de mourir.
Au moment où je quitte la «vie», je me rends compte que j'ai toujours considéré la mort comme quelque chose qui n'arrive qu'aux autres. Une légende. En tout cas une épreuve qui aurait pu m'être épargnée.
On meurt tous un jour. Et pour moi ce jour c'est aujourd'hui.
«Je crois qu'après la mort, il n'y a rien. Rien de rien. Je crois qu'on atteint l'immortalité en faisant des enfants, qui eux-mêmes engendreront d'autres enfants, et ainsi de suite… Ce sont eux qui transmettent dans le temps notre petit flambeau.»
Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.
Je sais que je n'ai plus le choix. La Terre n'est plus qu'une poussière au loin. Les fragments de mon ancien corps abandonné là-bas ont été maintenant retrouvés par les pompiers.
Étonnant, il me semble entendre leurs voix. «Quel accident! Un avion qui percute un immeuble ça n'arrive pas tous les jours. Comment va-t-on faire pour retrouver les corps dans ce magma de béton?»
Bon, ce n'est plus mon problème.
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