Jon recula sur la pierre, et il se coucha sur le dos, les yeux ouverts. Maintenant il entendait avec netteté le bruit, le grand bruit qui venait de tous les coins de l'espace et se réunissait au-dessus de lui. Ce n'étaient pas des paroles, ni même de la musique, et pourtant il lui semblait qu'il comprenait ce que cela voulait dire, comme des mots, comme des phrases de chanson. Il entendait la mer, le ciel, le soleil, la vallée qui criaient comme des animaux. Il entendait les sons lourds prisonniers des gouffres, les murmures cachés au fond des puits, au fond des failles. Quelque part venu du nord, le bruit continu et lisse des glaciers, le froissement qui avance et grince sur le socle des pierres. La vapeur fusait des solfatares, en jetant des cris aigus, et les hautes flammes du soleil ronflaient comme des forges. Partout, l'eau glissait, la boue faisait éclater des nuages de bulles, les graines dures se fendaient et germaient sous la terre. Il y avait les vibrations des racines, le goutte-à-goutte de la sève dans les troncs des arbres, le chant éolien des herbes coupantes. Puis venaient d'autres bruits encore, que Jon connaissait mieux, les moteurs des camionnettes et des pompes, les cliquetis des chaînes de métal, les scies électriques, les martèlements des pistons, les sirènes des navires. Un avion déchirait l'air avec ses quatre turboréacteurs, loin au-dessus de l'Océan. Une voix d'homme parlait, quelque part dans une salle d'école, mais était-ce bien un homme? C'était un chant d'insecte, plutôt, qui se transformait en chuintement grave, en borborygme, ou bien qui se divisait en sifflements stridents. Les ailes des oiseaux de mer ronronnaient au-dessus des falaises, les mouettes et les goélands piaulaient. Tous les bruits emportaient Jon, son corps flottait au-dessus de la dalle de lave, glissait comme sur un radeau de mousse, tournait dans d'invisibles remous, tandis que dans le ciel, à la limite du jour et de la nuit, les étoiles brillaient de leur éclat fixe.
Jon resta longtemps, comme cela, à la renverse, regardant et écoutant. Puis les bruits s'éloignèrent, s'affaiblirent, l'un après l'autre. Les coups de son cœur devinrent plus doux, plus réguliers, et la lumière se voila d'une taie grise.
Jon se tourna sur le côté et regarda son compagnon. Sur la dalle noire, l'enfant était couché en chien de fusil, la tête appuyée sur son bras. Sa poitrine se soulevait lentement, et Jon comprit qu'il s'était endormi. Alors il ferma les yeux lui aussi, et il attendit son sommeil.
Jon se réveilla quand le soleil apparut au-dessus de l'horizon. Il s'assit et regarda autour de lui, sans comprendre. L'enfant n'était plus là. Il n'y avait que l'étendue de lave noire, et, à perte de vue, la vallée où les premières ombres commençaient à se dessiner. Le vent soufflait de nouveau, balayait l'espace. Jon se mit debout, et il chercha son compagnon. Il suivit la pente de lave jusqu'aux cuvettes. Dans le réservoir, l'eau était couleur de métal, ridée par les rafales du vent. Dans son trou couvert de mousse et de lichen, le vieil arbuste desséché vibrait et tremblotait. Sur la dalle, le caillou en forme de montagne était toujours à la même place. Alors Jon resta debout un instant au sommet de la montagne, et il appela plusieurs fois, mais pas même un écho ne répondait:
«Ohé!»
«Ohé!»
Quand il comprit qu'il ne retrouverait pas son ami, Jon ressentit une telle solitude qu'il eut mal au centre de son corps, à la manière d'un point de côté. Il commença à descendre la montagne, le plus vite qu'il put, en sautant par-dessus les roches. Avec hâte, il chercha la faille où se trouvait l'escalier géant. Il glissa sur les grandes pierres mouillées, il descendit vers la vallée, sans se retourner. La belle lumière grandissait dans le ciel, et il faisait tout à fait jour quand il arriva en bas.
Puis il se mit à courir sur la mousse, et ses pieds rebondissaient et le poussaient en avant encore plus vite. Il franchit d'un bond le ruisseau couleur de ciel, sans regarder les radeaux de mousse qui descendaient en tournant dans les remous. Pas très loin, il vit un troupeau de moutons qui détalait en bêlant, et il comprit qu'il était à nouveau dans le territoire des hommes. Près du chemin de terre, sa belle bicyclette neuve l'attendait, son guidon chromé couvert de gout- tes d'eau. Jon enfourcha la bicyclette, et il commença à rouler sur le chemin de terre, toujours plus bas. Il ne pensait pas, il ne sentait que le vide, la solitude sans limites, tandis qu'il pédalait le long du chemin de terre. Quand il arriva à la ferme, Jon posa la bicyclette contre le mur, et il entra sans faire de bruit, pour ne pas réveiller son père et sa mère qui dormaient encore.
Le soleil n'est pas encore levé sur le fleuve. Par la porte étroite de la maison, Juba regarde les eaux lisses qui miroitent déjà, de l'autre côté des champs gris. Il se redresse sur sa couche, rejette le drap qui l'enveloppe. L'air froid du matin le fait frissonner. Dans la maison sombre, il y a d'autres formes enroulées dans les draps, d'autres corps endormis. Juba reconnaît son père, de l'autre côté de la porte, son frère, et, tout à fait au fond, sa mère et ses deux sœurs serrées sous le même drap. Un chien aboie longuement, quelque part, avec une voix bizarre qui chante un peu puis s'étrangle. Mais il n'y a pas beaucoup de bruits sur la terre, ni sur le fleuve, car le soleil n'est pas encore levé. La nuit est grise et froide, elle porte l'air des montagnes et du désert, et la lumière pâle de la lune.
Juba regarde la nuit en frissonnant, sans bouger de sa couche. A travers la natte de roseaux tressés, la froideur de la terre monte, et les gouttes de rosée se forment sur la poussière. Dehors, les herbes brillent un peu, comme des lames humides. Les acacias grands et maigres sont noirs, immobiles dans la terre craquelée.
Juba se lève sans bruit. Il plie le drap et roule la natte, puis il marche sur le sentier qui traverse les champs déserts. Il regarde le ciel, du côté de l'est, et il devine que le jour va bientôt apparaître. Il sent l'arrivée de la lumière au fond de son corps, et la terre aussi le sait, la terre labourée des champs et la terre poussiéreuse entre les buissons d'épines et les troncs des acacias. C'est comme une inquiétude, comme un doute qui vient à travers ciel, parcourt l'eau lente du fleuve, et se propage au ras de la terre. Les toiles d'araignée tremblent, les herbes vibrent, les moucherons volent au-dessus des mares, mais le ciel est vide, car il n'y a plus de chauves-souris, et pas encore d'oiseaux. Sous les pieds nus de Juba, le sentier est dur. La vibration lointaine marche en même temps que lui, et les grandes sauterelles grises commencent à bondir à travers les herbes. Lentement, tandis que Juba s'éloigne de la maison, le ciel s'éclaircit en aval du fleuve. La brume descend entre les rives, à la vitesse d'un radeau, en étirant ses membranes blanches.
Juba s'arrête sur le chemin. Il regarde un instant le fleuve". Sur les rives de sable, les roseaux mouillés sont penchés. Un grand tronc noir échoué oscille dans le courant, plonge et ressort ses branches comme le cou d'un serpent qui nage. L'ombre est encore sur le fleuve, l'eau est lourde et dense, elle coule en faisant ses plis lents. Mais au-delà du fleuve, la terre sèche apparaît déjà. La poussière est dure sous les pieds de Juba, la terre rouge est cassée comme les vieux pots, les sillons zigzaguent, pareils à d'anciennes fissures.
La nuit s'ouvre peu à peu, dans le ciel, sur la terre. Juba traverse les champs déserts, il s'éloigne des dernières maisons de paysans, il ne voit plus le fleuve. Il gravit un monticule de pierres sèches où s'accrochent quelques acacias. Juba ramasse sur le sol quelques fleurs d'acacia qu'il mâchonne en escaladant le monticule. Le suc se répand dans sa bouche et dissout l'engourdissement du sommeil. Sur l'autre versant de la colline de pierres, les bœufs attendent. Quand Juba arrive près d'eux, les grands animaux piétinent en boitant, et l'un d'eux renverse la tête en arrière pour meugler.
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