Il notait cela sur un vieux carnet.
«Bon. Téléphonez-moi dans deux jours pour qu on commence le dossier.» Mais le lendemain, le commissaire était venu à la maison de Thi Chin. Il avait ouvert le portail et il avait marché sur l'allée de gravier jusqu'à la porte.
Quand Thi Chin avait ouvert, il était entré, presque de force, et il avait regardé à l'intérieur de la grande salle.
«Votre Mondo», commençait-il.
«Que lui est-il arrivé?» demandait Thi Chin. Elle était encore plus pâle que l'autre jour, et ses yeux étaient levés vers le visage du policier avec crainte.
«Il est parti.»
«Parti?»
«Oui, parti, disparu. Evaporé!»
Par-dessus la tête de Thi Chin, le policier scrutait l'intérieur de la maison.
«Vous ne l'avez pas vu? Il n'est pas venu ici?»
«Non!» criait Thi Chin.
«Il a mis le feu à son matelas, dans l'infirmerie, et il a profité de l'affolement pour filer. Je pensais que vous l'aviez peut-être vu passer?»
«Non! Non!» criait encore Thi Chin. Maintenant ses yeux étroits brillaient de colère. Le commissaire reculait devant elle.
«Ecoutez, je suis venu tout de suite vous avertir. Il faut retrouver ce gaiiçon avant qu'il ne fasse d'autres bêtises.»
Le commissaire redescendait les marches du perron en demi-lune.
«S'il revient chez vous, prévenez-moi!»
Il s'en allait déjà sur le chemin de gravier, vers le portail.
«Je vous ai dit l'autre jour. C'est un sauvage!»
Thi Chin ne bougeait pas, sur le seuil. Ses yeux s'emplissaient de larmes et sa gorge était si serrée qu'elle n'arrivait plus à respirer.
«Vous n'avez rien compris, rien!» Elle parlait à voix basse, pour elle-même, tandis que le commissaire de police repoussait le portail et descendait à grands pas le chemin d'escaliers vers sa voiture noire.
Alors Thi Chin s'asseyait sur les marches blanches, et elle restait immobile longtemps, sans regarder la lumière d'or qui était en train d'emplir la grande salle vide, sans écouter le bruit strident du criquet caché. Elle pleurait un peu, sans même s'en apercevoir, et les larmes coulaient goutte à goutte au bout de son nez et tombaient sur son tablier bleu. Elle savait que l'enfant aux cheveux couleur de cendres ne reviendrait pas, ni demain ni les autres jours. L'été allait commencer maintenant, et pourtant c'était comme s'il faisait froid. Tous, ici, dans notre ville, nous avons senti cela. Les gens continuaient d'aller et venir, de vendre et d'acheter, les autos continuaient à rouler dans les rues et les avenues, en faisant beaucoup de bruit avec leur moteur et leur klaxon. De temps en temps, dans le ciel bleu, un avion passait en laissant derrière lui un long sillage blanc. Les mendiants continuaient à mendier, dans les coins de murs, à la porte de la mairie et des églises. Mais ce n'était plus pareil. C'était comme s'il y avait un nuage invisible qui recouvrait la terre, qui empêchait la lumière d'arriver tout entière.
Les choses n'étaient plus les mêmes. D'ailleurs, quelque temps plus tard, le Gitan s'était fait arrêter par la police, un jour où on s'était aperçu qu'il prestidigitait aussi dans les poches des passants. Le Cosaque était un ivrogne, qui n'était pas même cosaque, puisqu'il était né en Auvergne. Giordan le Pêcheur cassait ses lignes sur les brise-lames, et il n'irait jamais en Erythrée, ni ailleurs. Le vieux Dadi était enfin sorti de l'hôpital, mais il n'avait jamais retrouvé ses colombes, et à leur place il avait acheté un chat. Le peintre du dimanche n'avait pas réussi à peindre le ciel, et il avait recommencé à dessiner des marines et des natures mortes, et le petit garçon du jardin public s'était fait voler son beau tricycle rouge. Quant au vieil homme au visage d'Indien, il avait continué à ratisser son morceau de plage, sans partir pour les rives du Gange. Au bout de sa longe, attaché à l'anneau rouillé du quai, le bateau Oxyton était resté tout seul à se dandiner sur l'eau du port, au milieu des nappes de gasoil, sans personne qui vînt s'asseoir à sa poupe pour lui chanter une chanson.
Les années, les mois et les jours passaient, maintenant sans Mondo, car c'était un temps à la fois très long et trop court, et beaucoup de gens, ici, dans notre ville, attendaient quelqu'un sans oser le dire. Sans s'en rendre compte, souvent, nous l'avons cherché dans la foule, au coin des rues, devant une porte. Nous avons regardé les galets blancs de la plage, et la mer qui ressemble à un mur. Puis nous avons un peu oublié. Un jour, longtemps après, la petite femme vietnamienne marchait dans son jardin, en haut de la colline. Elle s'asseyait sous le massif de laurier-sauce où il y avait beaucoup de moustiques tigrés qui dansaient dans l'air, et elle avait ramassé un drôle de caillou poli par l'eau de mer. Sur le côté du galet, elle avait vu des signes gravés, à demi effacés par la poussière. Avec précaution, et le cœur battant un peu plus vite, elle avait essuyé la poussière avec un coin de son tablier et elle avait vu deux mots écrits en lettres capitales maladroites:
TOUJOURS BEAUCOUP
Le jour où Lullaby décida qu'elle n'irait plus à l'école, c'était encore très tôt le matin, vers le milieu du mois d'octobre. Elle quitta son lit, elle traversa pieds nus sa chambre et elle écarta un peu les lames des stores pour regarder dehors. Il y avait beaucoup de soleil, et en se penchant un peu, elle put voir un morceau de ciel bleu. En bas, sur le trottoir, trois ou quatre pigeons sautillaient, leurs plumes ébouriffées par le vent. Au-dessus des toits des voitures arrêtées, la mer était bleu sombre, et il y avait un voilier blanc qui avançait difficilement. Lullaby regarda tout cela, et elle se sentit soulagée d'avoir décidé de ne plus aller à l'école.
Elle retourna vers le centre de la chambre, elle s'assit devant sa table, et sans allumer la lumière elle commença à écrire une lettre.
Bonjour cher Ppa.
Il fait beau aujourd'hui, le ciel est comme j'aime très très bleu. Je voudrais bien que tu sois là pour voir le ciel. La mer aussi est très très bleue. Bientôt ce sera l'hiver. C'est une autre année très longue qui commence. J'espère que tu pourras venir bientôt parce que je ne sais pas si le ciel et la mer vont pouvoir t'attendre longtemps. Ce matin quand je me suis réveillée (ça fait maintenant plus d'une heure) j'ai cru que j'étais à nouveau à stamboul. Je voudrais bien fermer les yeux et quand je les rouvrirais ce serait à nouveau comme à Istamboul. Tu te souviens? Tu avais acheté deux bouquets de fleurs, un pour moi et un pour sœur Laurence. De grandes fleurs blanches qui sentaient fort (c'est pour ça qu'on les appelle des arômes?). Elles sentaient si fort qu'on avait dû les mettre dans la salle de bains. Tu avais dit qu'on pouvait boire de l'eau dedans, et moi j'étais allée à la salle de bains et j'avais bu longtemps, et mes fleurs s'étaient toutes abîmées. Tu te souviens?
Lullaby s'arrêta d'écrire. Elle mordilla un instant le bout de son Bic bleu, en regardant la feuille de papier à lettres. Mais elle ne lisait pas. Elle regardait seulement le blanc du papier, et elle pensait que peut-être quelque chose allait apparaître, comme des oiseaux dans le ciel, ou comme un petit bateau blanc qui passerait lentement.
Elle regarda le réveil sur la table: huit heures dix. C'était un petit réveille-matin de voyage, gainé de peau de lézard noir qu'on n'avait besoin de remonter que tous les huit jours.
Lullaby écrivit sur la feuille de papier à lettres.
Cher Ppa, je voudrais bien que tu viennes reprendre le réveille-matin. Tu me l'avais donné avant que je parte de Téhéran et maman et sœur Laurence avaient dit qu'il était très beau. Moi aussi je le trouve très beau, mais je crois que maintenant il ne me servira plus. C'est pourquoi je voudrais que tu viennes le prendre. Il te servira à nouveau. Il marche très bien. Il ne fait pas de bruit la nuit.
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