Il secoua la tête, alluma une cigarette, furieux de se laisser enfermer dans ce cercle vicieux. Incroyable, tout de même, qu'il soit si difficile de trouver un arbitre pour les départager sur un point aussi objectif, une évidence qui devait s'imposer à tout le monde.
Mais, en y réfléchissant, où résidait la difficulté? Au risque que l'arbitre soit vendu à la partie adverse? Il suffisait, pour la tourner, de s'adresser au premier venu, à un passant dans la rue, qu'Agnès n'avait matériellement pas pu circonvenir. Ce qui, du même coup, réduisait l'autre problème, savoir le caractère gênant de la question. Posée à un ami, à une relation de travail, elle le ferait passer pour cinglé. A un inconnu aussi bien, mais c'était sans conséquence, le tout était de choisir quelqu'un qu'il ne reverrait jamais. Il ramassa sa veste, dit qu'il sortait prendre l'air.
Il était trois heures de l'après-midi. Le soleil brillant, les magasins fermés, on aurait pu se croire en été, ou tout au moins un dimanche. Il éprouvait toujours un sentiment de vacance à travailler à l'agence durant le week-end, de même qu'à ne pas le faire un jour de semaine. Son métier permettait ce genre de fantaisies, qui lui faisaient apprécier l'organisation libre et légère de sa vie et, à cet instant, il trouvait plutôt drôle, accordé à cette légèreté, qu'une telle bizarrerie en menace l'équilibre. La veste jetée sur les épaules, il descendit à pas lents la rue Oberkampf quasiment déserte et lorsqu'enfin il croisa un petit vieux, porteur d'un cabas d'où dépassait une botte de poireaux, sourit en se représentant son air ahuri s'il lui demandait poliment de bien vouloir regarder sa carte d'identité, dire si oui ou non il portait une moustache sur la photo. Il croirait qu'on se moquait de lui, s'indignerait peut-être. Ou bien, s'il ne le prenait pas mal, il répondrait par une blague à ce qu'il supposerait en être une. Ça aussi, c'était un risque à ne pas sous-estimer. Il se demanda comment lui-même réagirait en pareille circonstance, réalisant avec inquiétude qu'il dirait sans doute n'importe quoi, faute de trouver une repartie spirituelle. C'est vrai, que peut-on répondre de drôle à une telle question? «Mais oui, c'est bien Brigitte Bardot!»? Faible, faible. La meilleure solution, en effet, serait d'exposer clairement son problème, mais il se voyait mal le faire. Ou bien de s'adresser à quelqu'un qui, par vocation ou profession, n'est pas censé blaguer. A un flic, par exemple. Mais s'il tombait sur un mal luné, il pouvait très bien se retrouver au poste pour outrage à agent de la force publique. Au fait, tant qu'il y était, pourquoi pas un curé? Aller dans un confessionnal, dire: «Mon père, j'ai péché, mais ce n'est pas le problème, je voudrais seulement qu'à travers le treillis de bois vous jetiez un coup d'œil à cette photo… Vous êtes complètement givré, mon fils.» Non, s'il voulait vraiment une instance spécialisée dans ce genre de questions, il n'y avait pas à tortiller, c'était le psychiatre, et justement, il allait bientôt en voir un, Agnès s'en chargeait. Tout ce qu'il voulait, c'était en quelque sorte préparer la visite, savoir sur quel pied danser.
Il avait soif, obliqua vers un café ouvert sur le boulevard Voltaire, puis se ravisa. Il était sûr, s'il entrait, de ne pas poser la question. Mieux valait rester dehors, afin de pouvoir quitter au plus vite son interlocuteur, qu'elle que soit l'issue de la tentative.
Il s'assit sur un banc, orienté vers la chaussée, espérant que quelqu'un viendrait l'y rejoindre, engagerait la conversation. Mais personne ne vint. Un aveugle palpait la colonne du feu qui réglait la circulation sur le boulevard et il se demanda comment il s'y prenait pour savoir s'il était rouge ou vert. Au bruit des voitures sans doute, mais comme il en passait très peu, i! pouvait se tromper. Il se leva, toucha avec précaution le bras de l'aveugle en proposant de l'aider à traverser. «Vous êtes bien aimable», dit le jeune homme, car c'était un jeune homme, avec lunettes vertes, canne blanche et polo caca d'oie boutonné jusqu'au cou, «mais je reste sur ce trottoir.». Il lâcha son bras, s'éloigna en songeant qu'il aurait pu lui demander à lui, au moins il ne risquait pas d'être abusé par sa vue. Une autre idée lui vint aussitôt, qui le fit sourire. Chiche, pensa-t-il, sachant déjà qu'il allait le faire. Seul problème: il n'avait pas de canne blanche. Mais après tout, certains aveugles la dédaignent, sans doute par amour-propre. Craignant que ses yeux ne le trahissent, il se rappela qu'il avait dans sa poche des lunettes de soleil et les chaussa. C'étaient des RayBan, il doutait d'avoir jamais vu un aveugle en porter, mais d'une certaine manière, il était logique qu'un aveugle refusant la servitude de la canne blanche arbore également des lunettes à prétention décorative. Il fit quelques pas sur le boulevard, hésitant à dessein, les mains légèrement tendues vers l'avant, le menton très haut, et s'obligea à fermer les yeux. Deux voitures passèrent, une moto démarra, assez loin, puis un bruit s'approcha. Il dut tricher un peu pour identifier, entrouvant les yeux. Une jeune femme qui poussait un landau avançait dans sa direction. Il referma les-yeux, après s'être assuré que le véritable aveugle avait quitté les parages, se promit de ne pas les rouvrir avant que ce soit fini, de ne pas rire non plus et s'approcha à tâtons, de manière à couper ce qu'il présumait être la trajectoire de la jeune mère. Du pied, il heurta le landau, dit «pardon, monsieur» et, en avançant la main jusqu'à toucher la capote en tissu plastifié, demanda poliment: «Pourriez-vous, s'il vous plaît, me rendre un petit service?» La jeune femme mit du temps à répondre; peut-être, en dépit de sa méprise calculée, n'avait-elle pas compris qu'il était aveugle. «Bien sûr», dit-elle enfin, tout en déviant un peu le landau afin de ne pas lui écraser le pied, mais aussi de poursuivre son chemin. Il garda la main sur la capote, les yeux fermés et, en commençant à marcher, se jeta à l'eau. «Voilà, dit-il. Comme vous voyez, je suis aveugle. J'ai trouvé, il y a cinq minutes, ce qui me semble être une carte d'identité, ou un permis de conduire. Je me demande si c'est celle d'un passant qui l'aurait égarée ou bien celle d'un ami que j'ai vu tout à l'heure. J'aurais pu l'empocher par mégarde. Si vous vouliez bien me décrire le visage sur la photo, je saurais à quoi m'en tenir et pourrais agir en conséquence.» Il se tut, commença à fouiller dans sa poche pour prendre la carte d'identité, avec l'impression soudaine, encore confuse, que quelque chose clochait dans son explication. «Bien sûr», répéta cependant la jeune femme et, en tâtonnant, il tendit la carte dans sa direction. Il sentit qu'elle la prenait mais ils ne cessèrent pas de marcher, elle poussait sans doute le landau d'une seule main. L'enfant qui s'y trouvait devait dormir, car il ne faisait aucun bruit. Ou bien il n'y avait pas d'enfant. Il déglutit, repoussant la tentation d'ouvrir les yeux.
«Vous faites erreur, monsieur, dit enfin la jeune femme, ce doit être votre carte d'identité. En tout cas, c'est vous sur la photo.»
Il aurait dû y penser, il savait bien que son stratagème comportait un défaut, on s'apercevrait que c'était lui. Mais il n'y avait rien là de bizarre, après tout, il pouvait très bien s'être trompé. La seule chose, c'est qu'il ne portait pas de lunettes de soleil sur la photo. La mention «aveugle» figurait-elle sur les cartes d'identité?
«Vous êtes sûre? demanda-t-il. Est-ce que l'homme sur la photo porte une moustache?
– Bien sûr», dit encore la jeune femme, et il sentit qu'elle glissait entre ses doigts suspendus en l'air le rectangle de carton plié. «Eh bien, insista-t-il, jouant le tout pour le tout, je n'en porte pas, moi!
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