«Tu as des ennuis avec Agnès? Tu as une drôle de tête.
– Tu ne remarques rien?
– Si, tu as une drôle de tête.»
Il fallait qu'il se force à poser la question, explicitement. Si ridicule que cela paraisse. Samira s'était rapprochée, attentive, déjà compatissante, difficile de croire qu'elle jouait la comédie. Il aurait voulu leur dire d'arrêter, tous, qu'il en avait assez. Il s'assit sur les premières marches de l'escalier qui desservait l'immeuble donnant sur la rue, se prit la tête entre les mains. Le froissement de l'imperméable, le craquement du bois l'informèrent qu'elle s'asseyait à côté de lui. Elle dit: «Qu'est-ce qui ne va pas?», le bouton de la minuterie cassée luisait faiblement derrière son épaule. Il se releva en s'ébrouant.
«Ça va passer. Je crois que je vais rentrer.» Puis: «Ne dis rien à Jérôme», dit-il avant de pousser la porte du bureau, en s'effaçant pour la laisser passer.
Il alla chercher son manteau, dit qu'il ne se sentait pas bien, qu'il reviendrait le lendemain pour terminer, Jérôme bougonna sans vraiment l'écouter, il lui serra la main, embrassa Samira en lui serrant fortement l'épaule pour dire ne t'inquiète pas, c'est juste un passage à vide, il sortit, se retrouva dans la rue déserte, le tabac était fermé à présent. En glissant la main dans la poche de sa veste, il trouva les cigarettes achetées pour Jérôme, hésita à revenir à l'agence les lui donner et ne le fit pas.
Agnès, en l'attendant, regardait un vieux film au ciné-club de la télévison. «Ça va? dit-elle – Ça va», et il s'assit près d'elle, sur le canapé. Le film étant commencé depuis près d'une heure, elle lui résuma le début sur un ton d'amusement paresseux qu'il jugea affecté. Cary Grant jouait un médecin dynamique qui tombait amoureux d'une jeune femme enceinte, la sauvait du suicide, lui redonnait goût à la vie et l'épousait. Cependant, jaloux de sa réussite, les autres médecins de la ville où il exerçait menaient une cabale contre lui, fouillant dans son passé où, semblait-il, certains épisodes douteux pouvaient le faire radier de l'Ordre. Il était difficile de savoir si les soupçons à son égard étaient fondés ou non, ce qui rendait vaguement suspecte son idylle douceâtre avec la jeune première: on se demandait s'il l'aimait vraiment ou s'il l'épousait pour mener à bien une quelconque machination. Les deux intrigues, de toute façon, ne semblaient pas avoir grand rapport. Il les suivait avec une attention hébétée, certain, sans céder au désir de le vérifier, qu'Agnès l'observait du coin de l'œil. Bientôt, il y eut une scène de procès où fut dévoilé le secret de Cary Grant: à ce qu'il comprit, on lui reprochait d'avoir exercé la médecine dans un village voisin où, pour endormir la méfiance des habitants à l'égard du corps médical, il se faisait passer pour boucher, ceci jusqu'au jour où une de ses clientes, qu'il soignait en feignant de lui vendre des steaks, découvrait son diplôme de médecin, s'indignait de la supercherie, et il devait quitter le village sous peine d'être lynché. «C'est fou», gloussa Agnès, lorsqu'il se défendit en expliquant qu'il vendait la viande au prix coûtant, sans tirer aucun bénéfice de cette activité paramédicale. Cary Grant, en outre, avait une sorte d'homme de main, un vieux type aux gestes très lents qui le suivait partout, sans rien dire, jusque dans les salles d'opération. Sa présence conférait à ce mélo médical une touche bizarre, comme empruntée à ces films d'épouvante où les savants fous, mais Cary Grant n'avait rien d'un savant fou, sont flanqués d'un bossu grimaçant qui claudique sous l'orage en transportant des cadavres chipés à la morgue. D'autant que le mystérieux assistant, accusé d'être un assassin, se mettait à raconter calmement, dans le détail, qu'il avait eu autrefois un ami et une petite amie, mais s'était aperçu que son ami était également le petit ami de sa petite amie, alors ils s'étaient battus et, en le voyant, lui, rentrer seul au village, couvert de sang, comme on n'avait pas retrouvé le corps de son ami, on l'avait condamné à quinze ans de bagne. «Mais, s'étonnait le juge, on n'a jamais retrouvé le corps?» «Si, répondait poliment l'assistant, je l'ai retrouvé, moi, quinze ans plus tard, en sortant de prison, derrière la vitrine d'un restaurant où il mangeait une soupe, une soupe de pois, je crois. Je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas dit qu'il était vivant et, sa réponse n'étant pas satisfaisante, je l'ai frappé jusqu'à ce qu'il meure, estimant que j'avais payé pour cet acte et qu'il était donc juste que je l'accomplisse. Mais le tribunal n'a pas été de cet avis et, cette fois, j'ai été pendu.» Pendu, puis plus ou moins ressuscité par Cary Grant qui, blanchi par cette touchante explication, ainsi que par le caractère non lucratif de son commerce de viande, triomphait modestement, à la fin du film, en dirigeant avec entrain l'orchestre des joyeux infirmiers de l'hôpital.
Le mot fin apparut, salué par les applaudissements du concert, puis la speakerine vint leur souhaiter une bonne nuit. Ils restèrent cependant assis sur le canapé, côte à côte, les yeux fixés sur l'écran déserté. Agnès passa sur une autre chaîne, mais il n'y avait plus rien. Le film, surtout pris en route, laissait une impression curieuse, on sentait que les divers éléments qui le composaient ne s'accordaient pas ensemble, que l'histoire réaliste et gnangnan de la fille-mère et du souriant docteur jurait avec celle du village de fous où on lynchait le boucher en s'apercevant qu'il était médecin, où les gens commettaient des meurtres après avoir purgé la peine qui les sanctionnait, et il lui semblait presque qu'au lieu de regarder le film ils l'avaient composé tous les deux au fur et à mesure, sans se concerter, ou bien chacun s'efforçant de saper le travail de l'autre, comme on réaliserait un cadavre exquis en désirant qu'il soit raté pour énerver les autres participants. C'était probablement ainsi, songea-t-il, qu'avaient travaillé les scénaristes, en se tirant dans les pattes. La neige continuait à tomber sur l'écran, cela durerait toute la nuit. Il regretta de n'avoir pas de magnétoscope, pour continuer.
«Bon, dit enfin Agnès en appuyant sur la télécommande et en faisant disparaître la neige, je vais me coucher.»
Il resta un moment assis sur le canapé, pendant qu'elle se déshabillait, disparaissait dans la salle de bains. Il ne s'était pas rasé ce soir, n'avait rien mangé de la journée, ses mains étaient moites. En plus, il avait fumé trois cigarettes. Cependant, il semblait que tout rentrait dans l'ordre, qu'on n'allait plus parler de la moustache et, à tout prendre, cela valait mieux. Agnès traversa le salon, nue. «Tu viens dormir? dit-elle, de la chambre. J'ai sommeil.» Pourquoi, malgré tout, ne s'expliquait-elle pas? Si elle avait appelé tous leurs amis dans la journée, il y avait bien une raison, un canular collectif, quelque chose comme une surprise d'anniversaire, sauf que ce n'était pas son anniversaire. Il avait senti, pendant le film, qu'elle le surveillait, et maintenant elle allait se coucher tranquillement. «Je viens», répondit-il, mais avant de la rejoindre, il se dirigea à son tour vers la salle de bains, saisit sa brosse à dents, la reposa, s'assit sur le rebord de la baignoire, regarda autour de lui. Ses yeux s'arrêtèrent sous le lavabo, à la petite poubelle de métal dont il souleva le couvercle, du bout du pied. Vide, sauf un bout de coton qui avait dû servir à Agnès pour se démaquiller, tout à l'heure. Évidemment, elle avait fait disparaître les preuves. Il gagna la cuisine, à la recherche d'un sac-poubelle plein, mais il n'y en avait pas.
«Tu as descendu la poubelle?», cria-t-il, conscient qu'il aurait beau prendre l'air innocent et naturel, sa question paraîtrait forcément cousue de fil blanc.
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