– Mais si.»
Il commença à trembler, ouvrit les yeux sans y penser. La jeune femme continuait à pousser le landau vide, sans même le regarder. Elle était moins jeune qu'il n'avait cru de loin. «Vous êtes bien certaine, chevrota-t-il, que sur cette photo j'ai une moustache? Regardez encore.» Il agita la carte d'identité devant son nez, pour l'inciter à la reprendre, mais elle écarta vivement sa main et cria soudain, très fort: «Ça suffit! Si vous continuez, j'appelle un agent!» Il s'enfuit en courant, traversa au feu vert. Une voiture pila net pour ne pas le renverser, il entendit, derrière lui, brailler le conducteur, mais continua à courir, jusqu'à la République, entra dans un café, s'affala sur une banquette, hors d'haleine.
Du menton, le garçon l'interrogea, il commanda un café. Lentement, il reprenait ses esprits, digérait la nouvelle. Ainsi, ce qui avait failli, à cause des difficultés d'exécution, lui apparaître comme un canular dépourvu d'enjeu, s'avérait une expérience concluante. Il s'efforça de reconstituer le contenu exact de la confrontation. Lorsqu'il avait objecté qu'il ne portait pas de moustache, la femme au landau avait répondu que si, sans qu'il puisse savoir si elle se référait seulement à la photo ou bien à lui aussi, qui se tenait devant elle. Mais peut-être considérait-elle comme une moustache la friche de poils noirs qui, depuis près de deux jours, avait recommencé à croître sur sa lèvre supérieure. Peut-être y voyait-elle mal. Ou alors il avait rêvé, il n'avait jamais rasé sa moustache, elle était toujours là, bien fournie, en dépit du témoignage de ses doigts tremblants, de ses yeux qui, lorsqu'il se retourna brusquement vers le miroir situé derrière la banquette, enregistrèrent une image bizarrement sombre, verdâtre. Il s'aperçut alors, dans le reflet, qu'il portait toujours ses lunettes de soleil, les ôta, s'examina au jour redevenu normal. C'était bien lui, mal rasé, encore secoué de frissons, mais lui. Donc…
Il serra les poings, ferma les yeux aussi fort que possible pour faire le vide, échapper à ce va-et-vient entre deux hypothèses qu'il avait déjà retournées cinquante fois et qui ne menaient nulle part, sinon de l'une à l'autre, de l'autre à l'une, sans bretelle de sortie pour regagner la vie normale. Déjà, cela recommençait, il ne pouvait s'empêcher de jauger l'avantage qu'il venait de prendre, la preuve qu'il tenait pour confondre… pour confondre qui? Agnès? Mais pourquoi Agnès? Pourquoi faisait-elle ça? Aucune raison au monde ne pouvait justifier un truc pareil, à la fois absurde et irrattrapable. Aucune raison, sinon celle de la folie qui n'a pas besoin de raison, ou bien qui a sa raison propre et, comme justement il n'était pas fou, cette raison lui échappait. Et Serge et Véronique, pensa-t-il rageusement, qui l'avaient encouragée dans son délire! Bande d'irresponsables, il fallait qu'il les engueule, les prévienne, leur dise de ne plus jamais recommencer ce genre d'idioties s'ils ne voulaient pas la voir finir dans une cellule capitonnée.
Il oscillait entre la colère et un attendrissement nauséeux à l'égard d'Agnès, pauvre Agnès, Agnès sa femme, fragile de partout, fine d'attaches, fine mouche, fine paroi aussi entre l'esprit vivace et la déraison qui commençaient à la dévorer. Les signes avant-coureurs devenaient clairs, rétrospectivement: sa mauvaise foi scintillante, son goût outré du paradoxe, les histoires de téléphone, de porte murée, de radiateurs, la double personnalité, si maîtresse d'elle-même le jour, avec des tiers, et sanglotant la nuit dans ses bras, comme une gamine. Il aurait fallu interpréter plus tôt ces signaux de détresse, cet excès d'éclat, et maintenant c'était trop tard, elle sombrait. Non, peut-être pas trop tard. A force d'amour, de patience, de tact, il l'arracherait à ses démons, ramerait de toutes ses forces pour la tirer vers le rivage. Il la frapperait s'il le fallait, par amour, comme on assomme un nageur qui se débat pour lui éviter la noyade. Un élan de tendresse l'envahissait, favorisant l'éclosion de métaphores terribles et bouleversantes qui toutes lui rappelaient son aveuglement et sa responsabilité. Il repensait à la nuit précédente comme à un appel désespéré de sa part. Elle se rendait compte de son état, confusément. Quand elle parlait de psychiatre, c'était pour l'obliger à l'y conduire. Prise au filet de la folie, elle se débattait, tâchait de lui faire comprendre: elle avait inventé tout ce cirque, depuis deux jours, cette absurde histoire de moustache, comme on hurlerait, grimacerait derrière une vitre opaque, insonorisée, pour attirer son attention, l'appeler au secours. Au moins, sans bien comprendre, avait-il su l'entendre en lui faisant l'amour, en l'assurant de sa protection, d'être là, toujours, lui, et de l'aider toujours à rester elle. Il fallait continuer ainsi, être solide comme un roc auquel elle puisse s'appuyer, ne pas se laisser déboussoler, entraîner dans son délire, sans quoi tout était perdu.
Il acheta un paquet de cigarettes, en fuma une en écartant un reproche que la situation rendait dérisoire et commença d'établir un programme de sauvetage. D'abord appeler, lui, un psychiatre. Car bien entendu, tout en lançant l'idée comme une bouteille à la mer, elle comptait bien, en proposant de s'en charger, essayer de circonvenir celui-ci. Sans doute se faisait-elle des illusions, les psychiatres ne devaient pas marcher dans ce genre de combine comme n'importe quels Serge et Véronique. Et d'ailleurs, à la réflexion, il serait plus sage de la laisser faire: sa manœuvre même suffirait à la trahir, le spécialiste comprendrait beaucoup mieux de quoi il retournait en l'écoutant délirer. Il l'imaginait, notant sur son bloc les explications d'Agnès: «Voilà, mon mari croit qu'il portait une moustache jusqu'à jeudi dernier et ce n'est pas vrai.» Rien que ça devrait l'alerter, le persuader que c'était elle qui souffrait de… de quoi, au juste? Il ne connaissait rien aux maladies mentales, se demanda une fois de plus comment pouvait s'appeler celle-ci, si elle était curable… Il se rappelait qu'en gros il y avait la névrose et la psychose, que la seconde était la plus grave, à part ça… Quoi qu'il en soit, il fallait préparer à l'intention du psy un petit dossier qui, dans un second temps, pourrait l'éclairer: des photos de lui, il n'en manquait pas, peut-être des témoignages de tiers concernant le caractère, les sautes d'humeur d'Agnès. Mais d'abord, la laisser prendre l'initiative, c'était le plus simple.
Ensuite, à propos de tiers, prévenir les amis. Il faudrait bien en passer par là, pour éviter que se reproduisent les clowneries de Serge et Véronique. Le juste dosage de fermeté et de discrétion serait difficile à trouver. Il ne fallait pas trop les alarmer, de façon qu'Agnès ne se sente pas traitée en malade, mais aussi leur faire saisir la gravité de la situation. Les contacter tous, y compris ses amis à elle, ses relations de travail et, autant que possible, les écarter. Atroce, vraiment, de téléphoner dans son dos, mais il n'avait pas le choix.
Quant à lui, mieux valait qu'au moins dans l'immédiat il feigne de se ranger à ses vues pour éviter de nouveaux conflits, une catastrophe peut-être. Il allait rentrer immédiatement, l'emmener dîner dehors, comme si de rien n'était, ne plus parler de moustache et, si elle en parlait, convenir qu'il avait eu une hallucination, que c'était passé. Temporiser, apaiser. Pas trop, quand même: qu'elle n'en conclue pas que la visite au psychiatre n'était plus nécessaire. Il insisterait pour aller se faire soigner, lui, en banalisant la chose, encore qu'une visite chez un psychiatre soit plutôt difficile à banaliser. Il lui demanderait de l'accompagner, c'était presque normal, elle ne soupçonnerait rien. Ou bien elle comprendrait qu'il avait compris. Il faudrait probablement attendre lundi, mais lundi, oui, à la première heure.
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