Eugénie la suit des yeux, encore troublée par le chagrin qu'elle a surpris chez la jeune fille. Très discrète, Laura ne laisse jamais filtrer aucune émotion, que ce soit face aux blagues d'Olivier, aux réflexions pince-sans-rire de Victor ou aux comportements arrogants de Maximilien et Natacha. Même pendant les auditions, alors que personne ne se prive de commenter, elle garde sa réserve. Ses larmes sont d'autant plus signifiantes.
La lumière de la salle décline et une petite musique entraînante annonce le début imminent de la pièce. À l'orchestre et aux balcons, chacun se cale confortablement dans son fauteuil. Ayant achevé sa mission, Laura se retire. Sa silhouette recule dans l'ombre jusqu'à s'y fondre. À quoi pense-t-elle à cet instant ? Quelle tristesse cache-t-elle ?
Le rideau s'ouvre sur l'appartement de Cœur à retardement . Lumière du petit matin. Maximilien entre en coup de vent dans le décor, salué par quelques applaudissements. Sur ses gardes, débraillé, sa chemise dépassant à moitié de son pantalon, il s'arrête devant le miroir et se lamente sur les marques de rouge à lèvres que son visage porte encore.
— Mon garçon, tu frôles de plus en plus souvent la limite ! Tu vas finir par te faire prendre…
Une voix féminine l'interpelle d'une pièce voisine :
— C'est toi, chéri ?
— Oui ! Je suis enfin rentré ! Pardonne-moi pour ce retard. Finalement, on a travaillé toute la nuit, mais — bonne nouvelle ! — le contrat est enfin bouclé.
Pendant qu'il ment, il tente d'effacer les traces compromettantes sur ses joues, sans y parvenir complètement. La voix de la femme enchaîne :
— Tu dois être épuisé. Je te prépare un petit déjeuner ? Installe-toi.
— Tu es un ange, je vais d'abord me rafraîchir…
Avec une parfaite synchronisation, il s'engouffre dans la salle de bains au moment précis où Natacha déboule de la cuisine.
En songeant à la portée de la scène, Eugénie comprend pourquoi Céline n'a assisté qu'à une seule représentation de cette pièce. La situation de ce couple doit faire douloureusement écho en elle. Elle aussi a été trompée. Peut-être même a-t-elle entendu certaines de ces répliques si tristement universelles. Comme cette femme qui arrive avec son plateau sous les applaudissements, elle a été aveugle. Mais — et c'est toute la différence entre la réalité et la fiction — elle n'a pas réglé l'échec de son couple en moins de deux heures. Elle n'a pas mis les choses au point et refait sa vie en une soirée. Quant au prince charmant qui viendra lui faire oublier son histoire malheureuse, elle l'attend toujours.
Maximilien réapparaît, changé, coiffé, et libéré des stigmates de ses infidélités avec une célérité que seules l'ellipse et la mise en scène autorisent. Natacha se précipite à son cou et l'embrasse avec fougue. Un véritable rôle de composition. Alors qu'elle s'installe à table en espérant partager un moment avec lui, il s'affale davantage dans le canapé et commence à feuilleter un magazine. Elle lui raconte sa journée de la veille, qui n'a rien de passionnant mais qui est authentique, alors qu'il s'invente mille péripéties — agrémentées de quelques actes de grandeur chimériques — pour justifier son absence. Il est formel : elle ne connaît pas sa chance d'avoir une vie si facile, alors que lui croule sous les soucis et les responsabilités. Le public note qu'il trouve le moyen de se plaindre alors même qu'il la baratine. Le processus conduisant à la détestation du méchant est enclenché.
Tout l'enjeu de la scène consiste à révéler l'abîme qui sépare les deux protagonistes. Une sincérité naïve manipulée par un odieux cynisme. Plus les spectateurs haïront celui qui se montre fourbe, lâche et cruel, plus la pièce sera un succès.
Ce soir, le jeu de Maximilien a quelque chose de légèrement différent. Il est bondissant et incarne son personnage avec une intensité inédite. Natacha semble avoir un peu de mal à faire preuve de la même présence que lui sur scène. Même en ayant le mauvais rôle, il s'en sort mieux. Eugénie sait que Maximilien n'est pas du genre à faire des efforts sans raison. D'où lui vient cette énergie ? Quelqu'un à impressionner dans le public ? Un nouvel épisode de la guerre infantile que les deux comédiens se livrent à travers leur texte ? Eugénie va le surveiller de près, parce qu'il est évident que tout n'est pas clair…
— À ce soir, ma chérie !
— Reviens-moi vite, mon amour ! Je suis tellement impatiente de te retrouver !
Les intentions de jeu et l'articulation des mots sont caricaturaux, exacerbés, pour que même les spectateurs des rangs les plus éloignés puissent saisir ce qui, dans la vraie vie, ne serait que murmuré. La nuance perd ce que l'évidence gagne. L'homme embrasse hypocritement la femme qu'il trompe et prend congé.
À partir du moment où il sort de scène, le compte à rebours est lancé. Maximilien sait qu'il dispose de moins de quatre minutes pour mettre son projet à exécution. Il s'en amuse déjà, avec une cruauté digne de son personnage. Les kilos superflus qui fragilisent sa partenaire et dont il a entendu parler par hasard sont une chance qu'il ne peut laisser passer. Il se hâte sans en avoir l'air, croise Olivier et deux autres machinos qui jouent avec leur téléphone en attendant le prochain changement de décor. La voix de Natacha emplit la scène. Un monologue durant lequel elle appelle sa meilleure amie afin de lui raconter ce qu'elle croit encore être son bonheur.
Maximilien feint de se rendre dans sa loge mais, après avoir vérifié que personne ne lui prête attention, bifurque en direction des machineries et se glisse par la porte qui descend vers les dessous de scène. Il n'a pas une seconde à perdre.
S'il veut réussir son coup, il doit foncer afin de se trouver pile au bon endroit, à l'instant idéal. La réussite de son plan repose sur une conjonction de positions très précise.
Au bas de l'escalier, il marque une pause. Ses yeux ont besoin de s'habituer à la pénombre. Il s'insinue entre les piliers, comme le comploteur qu'il est. Tous ceux qui s'aventurent dans cet environnement obscur ont décidément des allures de brigands. Maximilien progresse vers le point stratégique. La voix étouffée de Natacha lui parvient à travers le plancher de la scène. Pour le moment, il est dans les temps. Si son forfait se déroule comme il l'espère, personne ne soupçonnera ce qu'il s'apprête à commettre. En bon comédien qui connaît ses classiques, il sait que les crimes parfaits sont ceux que personne ne découvre.
Il en a plus qu'assez des réflexions de sa partenaire sur sa désinvolture et son prétendu manque de talent. Il ne la supporte plus, c'est épidermique. Argumenter ne servira à rien. La seule façon de contre-attaquer est de la pousser dans ses derniers retranchements pour l'obliger à dévoiler ses propres limites.
Il arrive au trou du souffleur. Par l'ouverture, la voix de la comédienne est claire, toute proche. Elle est pile sur l'avant-scène. Maximilien déplie la large feuille qu'il a soigneusement préparée. Seule Natacha verra ce qu'il y a écrit. Ni le public ni l'équipe n'en devineront rien. Alors qu'elle ne s'y attend pas, en pleine tirade, cette bêcheuse qui le houspille va se prendre un message très personnel auquel elle ne pourra pas échapper, et encore moins répondre. Un véritable missile psychologique dont elle est l'unique cible, une charge explosive qui va percer son blindage moral et lui faire perdre les pédales. Moins bruyant qu'un coup de canon, plus destructeur qu'un tir de lance-roquettes, plus sournois qu'une mine. Maximilien détient l'arme absolue. Il en ricane déjà.
Connaissant parfaitement le déroulé de la mise en scène, il sait précisément où Natacha se situe sur le plateau en fonction des mots qu'elle prononce. Plus que quelques secondes et elle se tiendra exactement face au trou du souffleur.
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