Pourtant, un problème grave se pose déjà : les enfants. Déjà qu'elle est malade en les voyant peu, comment pourrait-elle survivre sans aucun espoir de les retrouver un jour ? Elle pourrait évidemment payer un chirurgien véreux pour lui refaire le visage, ainsi, elle reviendrait en France incognito, mais elle n'est pas certaine que Noémie et Eliott aient envie de la voir avec le visage d'un vampire fondu parce que, ne nous mentons pas, les chirurgiens véreux sont rarement doués.
Eugénie est piégée, elle ne s'en sortira pas. Pour une fois qu'elle fait un truc illégal, elle se fait pincer. La poisse, c'est toujours pour elle. Il y a partout des crevures qui commettent le pire et s'en sortent indemnes, parfois même avec les honneurs, alors que, pour quelques malheureux coups de marteau — une centaine tout au plus, et sur la voiture d'une amie qui plus est — elle devra croupir dans des geôles humides infestées de rats où l'on ne capte qu'une seule chaîne de télé. C'est dégueulasse.
— Il est là pourquoi ce policier ? demande Chantal.
— Il veut voir Céline.
La nature humaine réserve d'incroyables surprises. Si l'on se donne la peine de l'étudier de près, ce sont des trésors que l'on peut y découvrir. Là par exemple, entre le scénario délirant qu'Eugénie a réussi à se monter toute seule et le moment où elle s'inquiète à l'idée que Céline puisse avoir des problèmes, elle a réussi à caser une microseconde de joie pure en apprenant que les flics n'étaient pas là pour elle. Malgré toute l'affection qu'elle éprouve pour Céline, elle a quand même été vachement contente que la foudre s'abatte plutôt sur elle. Comment assumer cette satisfaction indécente sans se consumer de honte ? Eugénie s'en veut, et elle est prête à tout pour aider sa copine, d'autant plus ragaillardie que ce ne sont plus ses fesses qui sont dans la ligne de mire.
Elle se tourne vers l'intéressée, qui est sous le choc. Dans un élan sincère mais dont l'intégrité reste douteuse, Eugénie se précipite pour la prendre dans ses bras et la réconforter. Si Dieu parle parfois à nos cœurs, il doit certainement discuter aussi avec nos pieds, car ce sont eux qui cette fois sont l'outil de son châtiment : Eugénie bute dans le cube de Natacha, qui manque de perdre l'équilibre dans sa robe déchirée tandis que la gardienne s'étale de tout son long au milieu des tabourets. La chute est ridicule, et le cri qui l'accompagne pourrait faire fuir tous les oiseaux migrateurs d'un continent en un seul envol.
Tout le monde se précipite pour aider Eugénie, sauf Natacha qui se contorsionne pour voir jusqu'où sa robe a craqué. Céline se penche sur son amie à terre.
— Ne bouge pas, si tu as la colonne brisée, ça pourrait te tuer.
— Rien de caffé, bafouille Eugénie, à part mon amour-propre. Fa fait mal.
Chantal s'accroupit près d'elle.
— Eugénie, quel jour sommes-nous, et quel est ton nom ?
— Mon nom, tu fiens de le dire, bouffonne, et on est mercredi.
— Formidable, elle a toute sa tête !
Comme une mourante à l'heure de son dernier souffle, Eugénie tend une main tremblante vers son amie, qui la saisit.
— Qu'y a-t-il ?
— Fa voir les foulets.
— Tu veux que j'aille voir quoi ?
— Les foulets !
— Ah, les poulets ! Tu parles bizarre, t'as dû te cogner en tombant.
— F'est fa. Bobo tête. Pas graf. Va foir les flics mais n'afoue rien. Ne t'en fais pas, ve leur dirai que f'était mon idée. Fout va f'arranger.
Céline, les larmes aux yeux, se lève pour aller affronter son destin.
Chantal se met à hurler, mais c'est parce qu'elle a aperçu une souris. Natacha hurle aussi, mais parce qu'elle vient de voir ce qui restait de sa robe.
Dans le hall du théâtre, trois policiers patientent en compagnie de Victor, qui ne sait plus comment entretenir la conversation. Deux d'entre eux sont en uniforme. Celui qui ne l'est pas s'avance vers Céline au pas de charge dès qu'elle apparaît.
— Madame Lamiot ?
— Madame Haas. Je suis divorcée. Bonjour.
— Navré d'avoir à vous déranger. Inspecteur De Freitas. Vous n'avez pas reçu notre courrier ?
— J'en ai effectivement reçu un qui me demandait de me présenter chez vous « dès que possible », ce que je comptais faire…
— Dans notre jargon, c'est une façon polie de dire « très rapidement ».
— Je travaille dans les assurances, je sais ce qu'est une urgence. « Dès que possible » n'indique pas une priorité particulière.
Céline n'est pas décidée à être conciliante. Elle se doute que son ex est derrière cette visite, et ça l'énerve.
— Comment m'avez-vous trouvée ici ?
— Votre employeur nous a informés que vous passiez dans cet établissement une grande partie de votre temps libre. En tant que costumière bénévole, si nos renseignements sont exacts.
— Tout à fait. Rassurez-moi, ce n'est pas un délit ?
L'homme s'amuse de la remarque et enchaîne :
— Nous sommes ici parce que M. Martial Lamiot, votre ex-mari donc, a déposé une plainte contre vous.
L'expression de Céline, mais plus encore ses poings qui se crispent, ne laissent aucun doute sur ce qu'elle ressent. Sa réaction n'échappe pas à l'inspecteur qui, l'air de rien, ajoute :
— Je ne connais pas ce monsieur, mais il doit avoir de sacrées relations pour qu'on hérite de ce dossier. Notre métier nous donne aussi une certaine expérience de ce qu'est une priorité, et croyez-moi, nous avons des cas autrement plus importants à gérer.
— Il a effectivement beaucoup de relations, souvent douteuses…
— Avez-vous une idée du motif de sa plainte ?
Céline se souvient du conseil d'Eugénie : « N'afoue rien. »
— Aucune.
Un des policiers en uniforme tend une enveloppe à son supérieur.
— Étiez-vous en vacances voilà environ quatre semaines ?
Céline est décontenancée, ce n'est pas la question à laquelle elle s'attendait.
— Oui, j'ai passé quelques jours avec mon fils, Ulysse, que M. Lamiot, son père, a refusé de prendre au dernier moment malgré nos accords parce qu'il a préféré partir en vacances avec une de ses poules.
— Je suis désolé, mais je dois formellement vous poser une autre question. Gardez à l'esprit que votre réponse vous engage, mes collègues et moi étant assermentés.
— Je vous écoute.
— Avez-vous proféré des menaces de mort à l'encontre de M. Lamiot ?
— Je vous avoue qu'il m'est arrivé…
L'inspecteur sourit.
— Madame Haas, si je peux me permettre un conseil, vous devez répondre avec le plus grand sérieux. Je ne fais pas allusion à ces mots de colère que l'on peut tous laisser échapper, je vous parle de menaces réelles. Tenez-vous-en aux faits dans ce qu'ils ont de plus stricts.
— Alors ma réponse est non.
— Lui avez-vous envoyé une lettre de menaces ?
— Jamais.
Il sort une photocopie de l'enveloppe et la tend à Céline.
— Avez-vous écrit cette carte ?
Céline s'empare du document et découvre une carte postale, envoyée de Floride, sur laquelle est écrit : Sale charogne, tu vas crever, je vais te faire payer ta trahison. Ça te coûtera tout ton blé. Je vais te saigner comme le sale voleur que tu es . Aucune signature.
Céline éclate d'un rire qui résonne bien au-delà du hall. Elle est secouée de spasmes et les larmes lui coulent des yeux. L'inspecteur la regarde froidement.
— Qu'est-ce qui vous amuse à ce point ?
— Je me sens soudain moins seule ! On est au moins deux à penser la même chose de cette ordure. Mais je vous promets que je n'ai pas écrit cette carte. J'ai cru que… enfin, aucune importance.
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