L'écho de ses pas rapides se répercute sur les parois de béton. Elle palpe son sac pour vérifier que « l'outil » s'y trouve toujours. Elle n'a pu emprunter qu'un modèle de petite taille parce qu'avec un plus gros, le manche aurait dépassé.
Elle prend l'escalier et arrive à l'étage des abonnés, dont elle remonte les allées en ayant l'air le plus naturel possible. Du coin de l'œil, elle vérifie les emplacements des caméras. L'une d'elles filme l'entrée et une autre la rampe de sortie. La voie est libre. Elle avance en se prenant pour une espionne en route vers un rendez-vous qui peut lui coûter la vie.
Tout à coup, au milieu des véhicules alignés, elle repère la voiture de Juliette. Elle passe devant comme si de rien n'était. Elle tend l'oreille. Seuls ses pas résonnent. Les caméras sont loin, elle peut passer à l'action. Par excès de zèle, elle décide de parfaire l'alibi de son brusque demi-tour en feignant d'avoir oublié quelque chose. Avec une voix de baronne évaporée, elle s'exclame : « Mais quelle cruche ! Je descends pour déposer un paquet et je ne l'ai pas pris ! » Et la voilà qui éclate d'un rire forcé.
Arrivée à la hauteur de la voiture de Juliette, elle s'interrompt brutalement et plonge littéralement entre celle-ci et le véhicule garé à côté. Elle s'est fait mal aux genoux, mais qu'importe. Rien ne la fera renoncer. Elle sort discrètement de son sac un petit marteau.
— Pardon, ma Juliette. Je fais cela au nom de ton bonheur. Je te jure que d'une façon ou d'une autre, je te rembourserai.
Avec le peu de recul dont elle dispose, elle frappe une première fois au beau milieu de la portière. Le choc résonne dans tout le parking. Elle se fige jusqu'à ce que l'écho se dissipe. Dépitée, elle découvre que ce petit coup n'a produit qu'un effet très limité. Un léger enfoncement de rien du tout. Si elle veut que les dommages soient suffisants pour mobiliser tous les talents de Loïc, il va en falloir bien davantage. Alors elle prend son courage à deux mains, s'excuse auprès de la voiture, retient sa respiration… et se déchaîne.
La voilà qui martèle consciencieusement tout le flanc. Une mitraillette, un vrai pic-vert. Elle multiplie les coups avec une frénésie quasi pathologique. Dans sa précipitation, une vitre vole en éclats.
Essoufflée, Eugénie marque une pause. Le résultat commence à avoir de l'allure. La tôle est constellée d'enfoncements. Mais Eugénie aime le travail bien fait, et elle peut le soigner encore plus. Pour être certaine que Loïc se glissera en dessous et fera la joie de son amie, elle s'attaque maintenant au bas de caisse. Ce serait évidemment plus pratique avec une masse, mais elle doit se débrouiller avec ce qu'elle a. Alors elle ne s'épargne pas. Une séance de sport express.
Coincée entre les deux voitures, elle se tord dans tous les sens et y va de bon cœur. Elle pilonne littéralement la voiture de coups répétitifs. Par un mécanisme psychologique un peu pervers, elle finit même par y prendre un certain plaisir. Emportée par son élan et le vacarme industriel qu'il provoque, elle se cramponne à deux mains sur son petit outil, les mâchoires crispées et un regard de parfaite allumée.
Un ronflement de moteur résonne soudain dans le parking, la stoppant dans sa folie destructrice. Elle s'aplatit sur le béton. Un véhicule approche. Le faisceau des phares balaye le sol. Eugénie se recroqueville sur elle-même. Cette fois, elle est vraiment dans un film d'espionnage. Si elle est capturée, ils la tortureront. Ils essaieront de la faire parler mais elle ne lâchera rien. Ils peuvent se brosser. Elle n'est pas une balance, surtout pas quand il s'agit d'un complot contre l'une de ses meilleures amies dont elle est la seule commanditaire et l'exécutrice. Elle clamera l'innocence de Juliette. D'ailleurs, pour assurer le coup, comme les vrais héros qui ont connu cette affreuse situation avant elle, elle va avaler les indices compromettants. Sauf que là c'est un marteau. Si elle était un castor, elle pourrait au moins ronger le manche, mais pour la tête en fer ? Une autruche pourrait le gober et s'enfuir en courant sur ses grandes pattes. Eugénie imagine déjà les enquêteurs lancés à sa poursuite, puis, l'ayant attrapée, attendant que l'autruche « évacue par les voies naturelles » pour récupérer la preuve.
La berline passe pour aller chercher une place plus loin. Le cœur d'Eugénie bat la chamade. Toujours allongée sur le sol comme une fugitive, elle contemple son œuvre. Elle n'y est pas allée de main morte. Même avec un petit marteau, maman Bronto fait du bon boulot. Quand Loïc interrogera Juliette pour essayer de comprendre comment elle a pu subir ces improbables dégâts, elle pourra répondre la bouche en cœur et les yeux papillotants : « Aucune idée. » Pour une fois, ce sera vrai.
Le nouvel arrivant s'est garé et a quitté le niveau souterrain. Eugénie se relève avec prudence. Il y a des morceaux de verre partout. Une bonne chose de faite.
Un jour, c'est certain, Juliette la remerciera. Eugénie se sent en harmonie avec le monde. Une vraie paix intérieure. Et vlan ! Pour la route, un dernier petit coup sur le rétroviseur.
Tel un aréopage de demoiselles d'honneur dévouées à leur princesse, Eugénie, Céline et Chantal, l'habilleuse, s'activent autour de Natacha, juchée sur un cube de bois et vêtue d'une de ses plus belles robes de scène.
Dans l'atelier de confection, elles discutent des ajustements à prévoir sur les tenues de la comédienne. La vedette de Cœur à retardement se plaint de finir les représentations engoncée dans ses costumes au bord de l'apoplexie. Pour ménager l'ego de la diva, tout le monde admet officiellement que les tissus ont sans doute rétréci au lavage, mais personne n'est dupe. Bien qu'elle s'en défende, l'actrice a pris un peu de poids. C'est d'ailleurs pour cela que la réunion a été classée top secret et gentiment surnommée « Opération bouboule » par Eugénie. Nicolas, le metteur en scène, mais plus encore Maximilien, son grand rival, ne doivent en aucun cas entendre parler des kilos malvenus de la tête d'affiche féminine, sous peine de reproches pour l'un et de sarcasmes pour l'autre.
On toque à la porte.
— J'avais demandé à ce que l'on ne soit pas dérangées, bougonne Natacha.
Chantal va ouvrir et découvre Annie, tremblante de la tête aux pieds.
— Qu'est-ce qui se passe ? T'as vu une araignée ?
— Vous m'auriez entendue hurler, rétorque la coiffeuse. Non, c'est plus grave : il y a un inspecteur de police avec deux agents…
Eugénie manque de s'évanouir. C'est certain, elle a été repérée par une caméra qui aura échappé à sa vigilance. Son attentat au marteau a été découvert. La voilà prise d'un violent hoquet qui perturbe son sens de l'équilibre. Elle tente de se rattraper à la table, mais elle loupe son coup et se raccroche à la robe de Natacha, qui n'attendait que cela pour céder. Un déchirement au sens propre. « L'opération bouboule » est un fiasco complet, une plantade magistrale. Ceci dit, avec une fente pareille, la diva a désormais la place de prendre tous les kilos qu'elle veut. Bon appétit mémère ! Pour Eugénie, tout n'est cependant pas perdu. Elle doit pouvoir s'enfuir par le soupirail des toilettes. Elle retombera dans les poubelles, mais ça, elle a l'habitude. C'est un peu l'histoire de sa vie. Couverte d'ordures, titubant comme une hallucinée, elle prendra l'avion en classe éco vers un pays exotique n'ayant aucun accord d'extradition et où l'on trouve des autruches pour leur faire manger vous savez quoi. Là-bas, elle apprendra la langue, ne vivra que la nuit et s'habituera à détourner les yeux en croisant les patrouilles de police. Avec le temps, elle refera sa vie. Pour les locaux, au fil des années, elle deviendra la légendaire « Yoliemisteroso », la femme sans passé, présentée selon les versions comme une sorcière immortelle ou comme la première astronaute à avoir vu ce qui se cache de l'autre côté de la lune. Dans les deux cas, maudite pour l'éternité. Bien sûr, Victor lui manquera, mais ils pourront échanger par Internet avec des noms de code. Comme lorsqu'ils se sont rencontrés, elle sera « Cocotte dodue » et lui « Coincoin d'amour ».
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