— Tout va bien. Mais réponds plutôt pour toi-même. Puisque tu es en pleine introspection, as-tu des regrets, toi ?
Eugénie pèse ses mots :
— Le temps avance, on a de moins en moins d'options. On perd beaucoup de choses, de force, des gens…
— On en gagne aussi. On identifie de mieux en mieux ce qui compte. On ne tombe plus dans tous les pièges.
— Tu as raison, fait-elle avec un soupir. Finalement, même si tu as la réputation d'être un peu fou, c'est sans doute toi le plus sage de nous deux.
— Le plus sage, je ne sais pas, mais le moins aventureux, c'est certain. Tu sais, Eugénie, je t'ai couru après parce que tu cavalais devant. Je t'ai toujours suivie. Je me suis agrippé à ton sacré caractère, cramponné à ton énergie, et ça me va très bien.
Eugénie n'a rien à répondre. Elle marque un temps.
— Victor, je voudrais te parler de quelque chose, mais tu dois promettre de ne pas te moquer…
— Tu as cassé un truc ? Tu as acheté une saloperie à un de ces télévendeurs de…
— Pas du tout. L'autre nuit, alors que je faisais une ronde dans le théâtre…
— Tu fais des rondes la nuit ? C'est nouveau ?
— Quand je n'arrive pas à dormir, je préfère me lever. Donc, l'autre nuit dans le théâtre, j'ai entendu des bruits suspects dans les combles.
— Des bruits suspects ? Dans les combles ?
— Arrête de tout répéter, ça m'énerve. Donc, comme j'essaie de te l'expliquer, j'ai entendu des bruits étranges, alors je suis montée, et j'ai cru voir quelqu'un.
— Dans le théâtre, en pleine nuit ?
— Je viens de te le dire ! Et figure-toi que j'ai même vu des yeux qui me regardaient…
Victor fixe sa femme, ébahi.
— J'ai eu peur comme jamais, confie-t-elle avec un petit frisson.
— Pourquoi n'es-tu pas venue me chercher ?
— Je me suis précipitée, mais tu ne t'es même pas réveillé malgré mon affolement.
— Désolé. Tu aurais dû me secouer. N'hésite jamais à y aller franchement. Mais quelle étrange histoire… Je ne prétends pas que rien ne s'est passé, ajoute-t-il prudemment, mais tu sais, dans ce genre de vieux bâtiments…
Eugénie démarre au quart de tour :
— J'étais certaine que tu allais me sortir ce genre de justification ! Mais il y avait bien quelque chose, j'en suis certaine !
— D'accord, d'accord. Si ça peut te rassurer, on montera voir ensemble dès que possible.
— Je veux bien, merci.
Chacun se tourne de son côté. Eugénie a la tête en vrac. Trop d'idées confuses se bousculent en elle. Victor aussi s'agite sur sa moitié de lit. Il n'arrête pas de gesticuler. Puis tout à coup, il s'immobilise. Fascinée qu'il ait pu s'endormir aussi vite après leur conversation, Eugénie se retourne pour vérifier.
Elle pousse alors un effroyable cri d'horreur. Une silhouette spectrale tend les bras vers elle…
— Oooouuuh ! fait son mari, caché sous un drap. Je t'avais bien dit qu'il y avait un fantôme, Cocotte dodue !
De toutes ses forces, elle lui jette son gros livre en pleine tête.
Afin de ne pas manquer l'arrivée de Juliette, Eugénie s'invente tous les prétextes pour s'occuper en restant dans le hall. Bien que n'étant pas supposée être au courant, elle est impatiente de mesurer à quel point le sabotage secret de la voiture de son amie va la rendre heureuse. Cet acte infâme lui offre en effet une excellente raison de retourner chez le garagiste de son cœur.
Voilà déjà près d'une heure que la gardienne s'affaire sur tout et n'importe quoi. Après avoir minutieusement vérifié l'alignement des cordons guide-files, inspecté les tapis d'accueil, les joints des radiateurs et balayé là où les équipes d'entretien l'ont déjà fait, elle met un soin aussi suspect que maniaque à repositionner les affichettes informatives qui entourent le guichet.
De l'autre côté de la vitre, enfermé dans son bocal, Franky tente de se concentrer sur ses bordereaux, mais il a du mal. La situation est effectivement gênante. Eugénie s'agite juste derrière la paroi. Il s'efforce de ne pas prêter attention à son manège, évitant même de croiser son regard. Le caissier se sent comme un poisson assiégé dans son aquarium, sans le moindre rocher pour se dissimuler.
Bien qu'occupée par sa frénésie de réorganisation, Eugénie a la tête ailleurs. Elle s'est déjà construit son scénario idéal : Juliette débarque, radieuse, et lui annonce que par un fabuleux hasard, un mystérieux vandale a ruiné sa caisse. Quel bonheur ! Elle lui en est éperdument reconnaissante. D'ailleurs, elle est désolée mais ne peut pas rester parce qu'elle a rendez-vous dans une demi-heure avec « son » Loïc pour discuter réparations, et plus si affinités. Quelques coups de marteau valent bien un coup de pouce du destin… Eugénie en est certaine, les dégâts qu'elle a provoqués marquent le début d'un joli conte de fées. « Il était une fois une jouvencelle bientôt résiliée d'office par sa compagnie d'assurances parce que des petits lapins farceurs et des oiseaux qui chantent lui ont bousillé grave la moitié de ses portières… » Le jour de leurs noces, dans un feu d'artifice d'émotions, Eugénie avouera aux jeunes mariés que c'est grâce à elle qu'ils se sont vus ce soir et que tout a enfin commencé entre eux. À n'en pas douter, il s'agira d'un très beau moment, qui méritait amplement la peur, la honte et l'argent qu'il a coûté.
Victor descend de leur logement de fonction.
— Salut Franky, alors, les scores ?
— Hello Victor, ça remonte un peu. Je me demande si la baffe reçue par Max ne génère pas un excellent bouche-à-oreille…
Il s'interrompt brutalement en remarquant l'énorme bosse sur le front de Victor.
— La vache, tu t'es pas loupé ! Dans quoi tu t'es cogné ?
— Tu ne vas pas le croire. Cette nuit, j'ai rêvé que j'étais une tétine pour bébé.
— Une tétine ?
— Ouais, en silicone, toute jolie. J'étais en route pour prendre mon poste dans la bouche d'un chérubin baveux, lorsque, dans ma précipitation, je n'ai pas vu que c'était une statue en marbre ! Tu imagines le choc ? Un cauchemar. Et ce matin, tiens-toi bien, j'avais ça sur le front. Comme quoi il faut se méfier de ce qu'on imagine, parce que parfois, ça se matérialise…
Eugénie est atterrée. Franky, plutôt pensif.
— Trop puissant, fait-il, les yeux dans le vague. Il existe vraiment des mystères qui nous dépassent…
Victor rôde autour de sa femme. Elle éprouve un sentiment mitigé vis-à-vis de l'œuf qui orne sa tête. À mi-chemin entre « le pauvre, il doit souffrir… » et « tu l'as pas volé ! », elle oscille entre les deux pôles, façon courant alternatif. À deux doigts du court-circuit.
— Qu'est-ce que tu fabriques avec ces affiches ? lui demande-t-il. C'est le grand ménage de printemps ?
— Je priorise les informations. On ne prend jamais le temps…
— C'est super, grâce à cette action essentielle, le théâtre sera bientôt nommé au célèbre « Grand prix des affiches priorisées »…
— Un coup par jour, ça ne te suffit pas ?
Victor fait mine d'avoir la tête qui tourne. Il porte la main à son front en faisant semblant de défaillir.
— Oh mon Dieu, je vois des moucherons ! Ils portent des lunettes de soleil, attendent un bus pour partir en vacances sur une poire pourrie très en vogue. Sans doute la douleur qui m'égare.
Eugénie s'assombrit et grommelle à voix basse :
— Arrête ça. Tu l'as bien cherché. Oser me faire peur après ce que je t'avais confié…
— Qui êtes-vous ? Je ne vous reconnais pas. Il me semble pourtant vous avoir déjà vue… Ça y est, j'y suis : vous étiez la vedette d'un documentaire sur les dragons mangeurs d'hommes…
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