— Parce que moi je ne suis pas ton ami ?
Un sourire a suffi pour que Juliette se fasse avoir.
Victor soulève le drap jauni et découvre un portemanteau.
— C'est sans doute ce vieux machin que tu auras pris pour le spectre de Violette Marchenod.
— Je n'ai jamais parlé de fantôme. Je ne suis pas folle. De toute façon, c'était plus à gauche.
Olivier se glisse entre deux rangées de vieilles malles pour aller vérifier.
— Par là, Eugénie ?
— Un peu plus loin.
La gardienne est montée inspecter les combles en compagnie des deux hommes. Olivier passe son temps à soulever des caisses qui n'en ont pas besoin, heureux d'en trouver de très lourdes. Il éternue.
— Quelle poussière ! Mieux vaut ne pas être allergique. Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ?
— Aucune idée, répond Victor. Certainement des archives ou de vieux costumes. Il faudra faire dégager tout ça avant qu'un feu ne se déclare. Je suis d'ailleurs surpris que les pompiers ne l'aient pas déjà exigé.
Alors que les deux hommes élargissent le champ de leur investigation, Eugénie retourne vers l'escalier pour se placer exactement dans le même angle que la nuit où elle a eu si peur. Cela lui demande un effort, mais elle est décidée à surmonter son malaise pour réussir à situer l'endroit précis d'où les yeux mystérieux la regardaient. D'un seul coup, la vision lui revient, tellement vive qu'elle en est effrayée. Elle se concentre pourtant et finit par identifier les caisses derrière lesquelles la présence pouvait se cacher. Prenant sur elle, elle s'en approche.
À sa grande stupeur, des traces ont été laissées dans la fine pellicule de poussière. Un frisson la saisit.
Eugénie s'apprête à alerter Victor, mais se ravise. Son mari et Olivier vont encore lui expliquer qu'elle a rêvé, qu'il s'agit sans doute d'un rongeur qui aura déposé ces drôles d'empreintes. Mais elle est bien placée pour savoir que ce n'est pas le cas. Il faudrait bien plus qu'une souris pour faire le bruit qu'elle a entendu.
Olivier l'interpelle :
— Désolé, Eugénie, mais on ne trouve vraiment rien. Tu te seras probablement laissé emporter par ton imagination.
— Vous avez sans doute raison. Merci d'être venus. Ne perdons pas plus de temps ici, redescendons.
— Puis-je te dire un mot sans te déranger ?
— Bien sûr, entre, je ne peux rien refuser à l'ange gardien de ce théâtre.
Comme pour chaque représentation, après le passage d'Annie, la coiffeuse, Maximilien se maquille seul dans sa loge. Il se réserve toujours ce temps pour parfaire son apparence et sa concentration. Devant lui, quelques tubes de crème et des pots de poudre.
— Ce ne sera pas long, mais c'est important, prévient Eugénie.
Il libère le fauteuil de son manteau et l'invite à y prendre place.
— Tu ne m'en veux pas si je continue à me préparer, cela ne m'empêchera pas d'être attentif à tes paroles.
— Ce que j'ai à te dire n'est pas facile, mais je crois que nous nous connaissons assez pour que je me le permette.
Il lui fait un clin d'œil dans la glace et répond :
— On se connaît bien, c'est sûr. Dis-moi.
— Tu sais que nous sommes à la recherche de projets capables de dynamiser notre programmation.
— Bien sûr, je me suis d'ailleurs plongé dans plusieurs classiques afin de fignoler mes propositions.
— Ce n'est pas tant le contenu des projets que je souhaite aborder. Mais plutôt de l'équipe qui les portera.
— Que veux-tu dire ?
— C'est à propos de ce que tu as fait à Natacha l'autre soir…
Maximilien ne se contente plus de la regarder dans le miroir et se retourne pour lui faire face.
— Nicolas m'a déjà fait la morale, comme à un collégien…
— Je ne viens pas te donner de leçons, mais faire appel à ce qu'il y a de plus responsable en toi.
Flatté, l'homme se replace face à son image et continue à se farder.
— Tu es un comédien puissant et même si je n'approuve pas votre rivalité avec Natacha, je peux la comprendre.
— C'est elle qui a commencé…
— Maximilien, pas de mauvaise foi entre nous. C'est toi qui as essayé de la mettre mal à l'aise en l'insultant sournoisement devant une salle pleine à craquer. Jusqu'à présent, vos petites chamailleries se jouaient en coulisses, mais là, tu es entré dans la zone rouge.
— Je n'ai pas été très fin, je l'admets…
— Pas très fin ? Tu t'es comporté en véritable mufle, et ta blague stupide aurait pu avoir des conséquences catastrophiques. Beaucoup n'attendent qu'un faux pas pour nous couper les vivres.
L'acteur encaisse en baissant les yeux. Il n'a plus rien du tempétueux comédien adepte des coups d'éclat. Le voilà tout penaud. Pourquoi les hommes ont-ils tous l'air d'avoir dix ans lorsqu'ils sont pris en faute par une femme ?
— Je ne te gronde pas, tempère Eugénie, j'essaie d'y voir clair avec toi. Ce théâtre a besoin de ton talent et de celui de Natacha. Il a besoin de votre couple. Ensemble, vous valez bien plus que séparément.
— Tu le penses vraiment ?
— Prendrais-je le risque de te le dire si je n'en étais pas convaincue ?
— Te connaissant, certainement pas.
— Vous n'êtes jamais aussi bons que lorsque vous vous appuyez l'un sur l'autre. Elle a besoin de toi pour être à son maximum, et je suis convaincue qu'elle te motive aussi.
— Ce n'est sans doute pas faux.
— Alors s'il te plaît, tu vas me faire le plaisir d'aller lui présenter tes excuses…
— Pas question ! Elle m'a giflé !
— Maximilien, écoute-moi : tu es peut-être un grand acteur mais si tu ne le fais pas, je te considérerai comme un sale bonhomme.
— Ce n'est pas juste !
— C'est toi qui as mis le feu aux poudres. Je te demande d'éteindre l'incendie parce que le théâtre a besoin des forces de chacun.
Il tente de bougonner mais elle ne le laisse pas faire.
— S'il te plaît, tu lui offriras un bouquet de roses, et pas artificielles.
Il grogne encore et rétorque :
— Tu te rends compte de l'effort que tu exiges de moi ?
— Si tu es aussi noble que je le pense, tu seras heureux de ton geste.
— On verra.
Il lui fait face à nouveau.
— Je vais faire ce que tu me demandes, Eugénie, non pas parce que je trouve ça pertinent, mais parce que je t'admire et que j'ai confiance en toi. Nicolas est peut-être le metteur en scène des spectacles, mais c'est toi qui fais tourner le théâtre. Alors je te promets que je vais aller demander pardon à ma patate préférée. Mais sache que je ne le fais que pour une seule belle raison : toi.
Eugénie n'en a pas l'habitude, mais elle rougit.
Juliette fixe intensément le feu rouge, espérant le faire passer au vert par la seule force de ses ondes psychiques. Elle a besoin de ce super pouvoir. C'est quasiment une question de vie ou de mort.
Dans quel état faut-il être pour essayer d'envoûter un feu de signalisation et considérer que son existence dépend d'une ampoule colorée ?
La jeune femme redoute d'arriver après la fermeture du garage. Elle vérifie sa montre : 18 h 45. Elle devrait pouvoir être prête à temps. C'est vert. L'enthousiasme sauvage succède à la déprime la plus totale, et c'est comme ça à chaque carrefour depuis qu'elle a tourné la clef de contact. Triste condition humaine.
Comme chaque soir en quittant le cabinet de radiologie, elle fait un grand crochet pour passer devant l'atelier de Loïc. Elle n'ose pas s'arrêter ; tout au plus réduit-elle sa vitesse pour mieux observer et prolonger le moment de quelques secondes supplémentaires. C'est sa façon à elle de s'en approcher, le moyen dérisoire qu'elle a trouvé pour avoir un quotidien avec lui, même s'il ne le sait pas. Toute à son attente, elle compte les heures, puis les minutes. Sa journée entière n'est qu'un compte à rebours. Une fois l'heure venue, elle devient une météorite, une étoile filante qui décolle pour aller frôler son astre solaire. Même si cela ne dure qu'un instant, elle s'en fait tout un événement. Elle regarde le garage de toutes ses forces, jusqu'à graver chaque détail dans sa mémoire. Elle tire ensuite tout ce qu'elle peut de ces visions volées qui la nourrissent. À partir du peu d'indices qu'elle glane, elle tente d'imaginer ce qu'a pu être la journée de celui qui occupe toutes ses pensées. Une voiture inconnue garée devant l'atelier ? Si la carrosserie est intacte, il doit s'agir d'un problème de moteur. Loïc est très compétent pour cela, elle en est certaine. Jusqu'à présent, lors de ses visites incognito, Juliette n'a surpris qu'un gros 4 × 4 et un utilitaire. Tant mieux. Le fait que ce ne soit pas des véhicules de jeunes filles l'arrange bien. Sa hantise serait d'apercevoir une petite voiture de sport rouge rutilante ou pire, rose à paillettes. Elle serait capable d'aller y mettre le feu.
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