— Qu'est-ce que tu comptes faire ?
— J'en sais rien. Je sors énervée de chacun de nos rendez-vous. Je me dis que je devrais ouvrir les yeux et tourner la page une bonne fois pour toutes. Il se paye ma tête. Il me raconte des salades pour entretenir ce qui n'est qu'une vulgaire liaison. Je lui sers à tromper sa femme et c'est tout. Malgré ses boniments, il ne la quittera jamais et c'est presque logique. À la limite, je pourrais l'admettre et me contenter de ce qu'il est, si au moins il ne me baratinait pas. Objectivement, il ne se soucie pas de ce qui peut m'arriver ou de ce que j'éprouve. Il n'en a rien à faire de ma vie. Il s'en fout. Jamais il ne pose une question sur mon boulot, jamais la moindre marque d'intérêt pour le théâtre. Il ne demande pas de nouvelles d'Ulysse. Je doute même qu'il se souvienne que j'ai un fils… Tout ce qu'il veut, c'est s'amuser.
— Tu n'envisages pas de trouver quelqu'un d'autre ?
— Je devrais, c'est certain. Mais au bout de quelques jours, quand je ne l'ai pas vu, quand je me suis bien fait piétiner par la vie, j'ai envie de croire à ses mensonges. Ils me font du bien, au moins pour quelques heures. Comme une drogue, ils m'empoisonnent, mais de temps en temps, ils me font planer. Pendant quelques minutes, je me prends à croire que, moi aussi, j'ai peut-être une chance d'avoir une vraie vie. De toute façon, avec ce que j'ai à gérer au quotidien, où et quand veux-tu que je rencontre quelqu'un ?
— Il y a des sites pour ça, tu peux tenter les petites annonces…
— « Mère célibataire, broyée par la vie mais avec quelques beaux restes, cherche maître-nageur sauveteur maîtrisant parfaitement le bouche-à-bouche et capable de la ramener vers la berge, là où elle a pied. Losers fauchés s'abstenir. »
— Tu noircis le tableau.
— C'est terrible mais plus j'y réfléchis, plus je trouve que mon ex-mari et mon amant ont des points communs. Égoïstes, vaniteux, radins… À croire que je ne suis attirée que par des cas sociaux.
— Radin ? Cela veut-il dire que ton ex ne t'a toujours pas versé la pension alimentaire ?
— Pas un sou. Lui aussi se moque de moi. Finalement, je crois que s'il ne paye pas, c'est autant pour me foutre en rogne que pour garder l'argent. Et pourtant, je sais qu'il a une petite fortune bien au chaud. Il est super riche, cet enfoiré. Et pendant que lui dépense pour s'éclater, moi je rame avec Ulysse. Résultat…
Céline s'interrompt pour ne pas trop en dire, mais Eugénie a compris.
— Tu as des ennuis d'argent ?
— Qui n'en a pas ?
— Je te connais. Si tu as du mal, on peut te dépanner.
— « Mère célibataire qui fait la manche… » Finalement, je mérite peut-être un loser.
— Laisse la fierté en dehors de tout ça. Personne ne te juge. Je veux juste t'aider.
Céline regarde son amie bien en face, puis, après un temps, confie :
— Il a fallu que j'achète des chaussures et deux pantalons au petit. Je m'en sortais tout juste, mais la machine à laver a rendu l'âme. Plus le droit à aucun crédit. La banque appelle tous les jours.
— Tu n'as pas à te justifier. De combien as-tu besoin ?
Elle hésite encore.
— 450 serait idéal.
— Considère que c'est réglé. Je te fais le chèque avant que tu partes.
— Merci beaucoup. Je te rembourserai dès que mon salaire aura été viré sur mon compte.
— Aucune urgence. Ne t'ajoute pas cette pression-là.
Céline se sent soulagée d'un poids, mais honteuse d'être obligée d'accepter ce qu'elle considère comme une aumône. Le bilan est mitigé : un problème de solutionné pour un autre posé. Elle ne devrait pas avoir à se faire aider de la sorte. Elle a toujours gagné sa vie en gérant raisonnablement ses revenus. C'est une honte de plus qu'elle subit dans une existence qui lui a complètement échappé.
Tiraillée entre révolte, malaise et gratitude, elle reprend son aiguille et se remet à coudre. Ça, au moins, elle maîtrise. Eugénie devine les sentiments de son amie et cela lui fait bien plus que de la peine. Elle ressent parfaitement l'injustice de la situation. Rien que pour donner ce modeste coup de main, elle a eu raison de ne pas sauter. Vivre une journée de plus aura au moins servi à cela.
Alors que Céline reprise la veste, Eugénie sent une étrange vibration monter en elle, une colère sourde qui se répand et finit par ébranler jusqu'à ses fondations. Son impassibilité apparente dissimule désormais une tempête intérieure. Un mouvement de fond est en train de secouer son esprit comme une onde sismique. Coincée entre ses regrets et son sentiment d'impuissance, elle était prisonnière. Mais quelque chose vient de se produire. Le mur de son désespoir cède pour laisser se déverser le flot de sa colère. Dans ce séisme, l'inacceptable détresse de Céline aura joué le rôle de détonateur. L'écho de cette déflagration intime n'en finit pas de résonner en elle. Eugénie prend tout à coup conscience que si sa vie ne vaut plus rien, elle doit pouvoir en faire autre chose que la balancer dans le vide. Elle peut encore être utile à ceux qui ont une chance de s'en sortir. Sa cause à elle est peut-être perdue, mais pas celle de ses proches. Puisqu'elle est certaine de ne pas avoir de futur, le destin n'a donc plus aucune prise sur elle. Elle n'a plus peur, pas même devant la mort. Cette prise de conscience lui fait l'effet d'une bombe, mieux, d'une aube.
Elle a désormais une bonne raison de rester en vie : elle va se sacrifier pour ceux qu'elle aime. Cette simple idée ranime en elle une vigueur oubliée. Ses mains tremblent, elle sent des fourmillements dans ses jambes. C'est décidé : elle sera l'arbre qui brave la foudre pour qu'à ses pieds, les jeunes pousses puissent croître. Elle sera le poisson-clown qui attire les requins pour sauver ses semblables. Elle sera le rocher qui brise les vagues pour que la plage reste sûre. Elle sera la main de la chance, quitte à mettre les doigts dans la prise.
La révolte face au scandale qui touche son amie aura été son électrochoc. Comme Frankenstein, frappée par cet éclair, elle va se lever et aller mettre des baffes à tout le monde. Brontosaure qui revient à la vie n'a plus peur d'aucun défi. Elle se le jure, plus jamais elle ne sera la poule qui pond un œuf au bord d'une falaise. Elle ne sera plus non plus le lapin qui ronge la ficelle de la guillotine dans laquelle il s'est coincé.
Toutes ces leçons apprises, toutes ces épreuves endurées ne lui serviront sans doute plus à rien pour elle-même, mais elle peut en faire bénéficier ceux en qui elle croit. Quand on ne craint plus pour sa vie, on est libre ! Ce que ses proches n'osent pas faire, elle le fera pour eux. Elle ne veut plus mourir. La grande faucheuse peut aller se faire shampouiner.
Pour la première fois depuis des mois, Eugénie sent son cœur battre.
— Combien te doit ton ex ?
— À force, ça fait presque dix mille.
Eugénie est en ébullition.
— Si je te disais que j'ai une idée pour les récupérer ?
Un cri de femme déchire le silence. Un hurlement épouvantable, suraigu. Impossible de savoir d'où il provient. Dans la salle du théâtre, aucun des machinos qui s'affairent sur la scène ne réagit. Olivier continue à soulever ses caisses deux fois alors qu'une seule suffirait. Seule Laura, qui attend de faire sa première soirée d'ouvreuse, semble s'inquiéter.
— Vous n'avez pas entendu ? lance-t-elle timidement.
Olivier lui répond en continuant de faire des haltères avec sa charge :
— T'en fais pas, c'est Chantal, elle a dû croiser une souris.
Un autre technicien complète :
— Quand c'est plus rauque et que tu entends une bordée d'injures juste après, c'est Annie qui a vu une araignée.
Читать дальше