Eugénie serait incapable de se glisser dans la peau d'une autre. Cela exige un talent qu'elle ne possède pas. Que pourrait-elle bien dire d'intéressant ou d'utile ? À défaut de pouvoir donner des leçons ou montrer la voie, elle commencerait par raconter ce qu'elle a loupé, ce qu'elle regrette d'avoir dit, d'avoir fait, sans oublier toutes les fois où elle n'a rien dit ni rien fait alors qu'elle aurait dû. Toutes ces nuits durant lesquelles elle a perdu espoir. Elle aurait aussi envie d'évoquer tout ce dont elle est consciente aujourd'hui et que les autres ne voient pas encore. Certains pourraient sûrement y trouver des réponses pour leur propre vie. Ce serait sa façon à elle de ne pas avoir vécu pour rien.
— Céline, tu devrais laisser tomber l'autre abruti.
Sans même s'en rendre compte, elle s'est mise à parler à voix haute.
— Il te raconte tout ce que tu rêves d'entendre pour obtenir ce qu'il convoite. Il te fait miroiter la promesse d'un futur qui n'aura jamais lieu en échange d'une étreinte immédiate. C'est une arnaque. Il te laissera tomber dès que tu lui demanderas de tenir ses promesses ou pire, dès qu'il se sera trouvé une proie aussi naïve que toi et sans doute plus jeune. Il ne faut rien attendre des hommes qui sont capables de se comporter ainsi. Ils ne changent jamais, et surtout pas pour une femme qui commet l'erreur de les prendre au sérieux. Ces ordures méprisent ceux qui les respectent.
Prononcer les mots, sentir sa poitrine vibrer de ces vérités qu'elle ne peut jamais avouer, lui fait un bien fou. Verbaliser ce qu'elle pense lui décoince l'esprit et le cœur.
— Eliott, mon grand, je sais que ta vie est compliquée mais s'il te plaît, ne nous tiens pas à l'écart. Nous ne sommes pas là pour te juger mais pour t'aider. C'est ce que nous nous sommes toujours efforcés de faire, peut-être maladroitement, mais sincèrement. Ne nous tiens pas rigueur d'avoir osé te dire ce que tu aurais dû admettre par toi-même. Ne te coupe pas des seuls qui n'ont rien à te vendre ni à te demander. Nous ne sommes là que pour te donner. Tu manques même à ta sœur. Tu réaliseras plus tard à quel point ceux qui sont auprès de toi depuis le début sont importants. Essaie d'en prendre conscience avant qu'il ne soit trop tard. Aujourd'hui, je n'ai plus mes parents. Je ne vois plus le visage de papa qu'en rêve, et je te jure que je donnerais n'importe quoi pour le revoir ne serait-ce qu'une seule fois, lui parler quelques minutes et pouvoir me blottir contre lui. Parce que je t'aime, je ne veux pas que tu ressentes cela un jour et…
Un choc sourd venu des hauteurs du théâtre l'interrompt. Le coup étouffé est immédiatement suivi d'un raclement sinistre. Une peur viscérale s'empare d'Eugénie. Un frisson dévale son dos. Dans le silence sépulcral, l'écho du phénomène se perd parmi l'enchevêtrement de machineries qui surplombe la scène.
Non sans crainte, Eugénie lève la tête. Rien ne bouge dans les cintres. Palans, porteuses, cordages et passerelles sont immobiles. Elle tente de se convaincre qu'il s'agit des structures séculaires qui travaillent, mais elle n'y croit pas.
Malgré l'appréhension, son instinct de gardienne et le devoir qu'elle s'impose de veiller sur le bâtiment la poussent à découvrir la cause de ce qui lui vrille l'estomac. Elle se lève prudemment, avec l'impression d'être tout à coup une cible exposée au milieu d'un champ dégagé. Alors qu'il y a encore quelques secondes, elle était en train d'ouvrir son cœur, elle est brutalement passée à une autre émotion extrême. À présent, chaque recoin l'effraie. Elle n'avait jamais remarqué à quel point cet endroit biscornu offrait des possibilités d'être espionné.
Loin d'être rassurée, Eugénie prend la direction des étages. Sur la pointe des pieds, elle franchit les portes en faisant le moins de bruit possible. À chaque angle, elle redoute qu'une ombre surgisse.
Progresser vers les combles en prenant toutes ces précautions est aussi laborieux qu'anxiogène. Cet endroit familier lui paraît tout à coup terriblement hostile. Chaque pas est une petite victoire sur l'angoisse qui s'accentue.
Alors qu'elle parvient au pied de l'escalier qui conduit vers la zone technique, un nouveau coup retentit, cette fois beaucoup plus proche. Eugénie en est certaine : le bruit provient de la soupente remplie de vieilles caisses.
Tous les sens en alerte, elle progresse marche après marche, en évitant de les faire grincer. Parvenue au palier, elle scrute le labyrinthe de stockage poussiéreux. Soudain, au fond, entre deux empilements, il lui semble apercevoir un mouvement, exactement comme la première nuit où elle était montée. Elle se fige.
C'est alors qu'en balayant le bric-à-brac qui s'amoncelle à perte de vue, juste au-dessus d'une malle, elle croit entrevoir deux yeux qui la fixent. Elle a trop peur pour crier. Sa terreur monte en flèche. Le regard quasi surnaturel est toujours braqué sur elle. Eugénie halète. Son système d'alerte vient de basculer dans le rouge. Plus aucun argument ne pourra la raisonner. « Panique » a pris le pouvoir. Elle fait soudain volte-face et s'enfuit.
La voilà qui dévale les escaliers, enfile les couloirs et repousse avec violence les portes qui lui barrent le passage. Comme lorsqu'elle était petite et jouait à cache-cache, elle court à perdre haleine, convaincue qu'un monstre est sur ses talons et va l'attraper. Derrière elle, des bruits suspects. Peut-être les portes qui se referment après son passage en trombe, peut-être une menace galopant sur ses traces. Pas question de se retourner pour vérifier.
Avec l'énergie du désespoir, elle cavale. Elle n'a qu'un but, un seul objectif : foncer retrouver Victor. Auprès de lui, elle a une chance de survivre au diable lancé à ses trousses.
Sur scène, six jeunes femmes asiatiques dansent en faisant virevolter d'immenses drapeaux qui tracent de spectaculaires figures colorées dans l'espace. La musique est classique, mais leur chorégraphie ne l'est pas. Parfaitement synchronisées, avec une grâce qui défie l'apesanteur, elles enchaînent les figures dans une précision qui n'a plus rien d'humain.
Installé au milieu du parterre, Nicolas, le metteur en scène, prend des notes à la lueur de sa lampe. Comme toujours au printemps, le théâtre auditionne les artistes susceptibles d'enrichir sa programmation de la saison suivante. La tradition veut que ceux de l'équipe qui le souhaitent s'installent aussi en tant que spectateurs et donnent ensuite leur avis. C'est un moment particulier, convivial, où chacun devient un peu membre d'un jury qui cherche la perle rare capable d'attirer les foules.
Le numéro finit par prendre fin et les jeunes femmes saluent.
— Superbe ! s'enthousiasme Nicolas en applaudissant. Quel spectacle ! Je regrette que notre scène ne soit pas complètement adaptée à votre art, mais je vais vous recommander à d'autres établissements. Bravo !
Il les remercie chaleureusement et appelle le numéro suivant. Laura profite du temps de mise en place pour se glisser auprès de ceux qui sont déjà installés. Chantal, Marco et Annie sont là. Arnaud est aussi présent aux côtés de Norbert, cette fois costumé en mousquetaire.
— Pardonnez-moi, murmure Laura, la prof de droit nous a retenus plus longtemps que prévu.
— Tout va bien, souffle Victor. Tu n'as rien manqué. Quelques numéros superbes, mais aucun n'est adapté à notre configuration.
Laura s'assoit près de lui, en K16. Olivier, assis juste devant en J15, se retourne et commente :
— Les filles dansaient magnifiquement, mais notre scène les limite. Dommage, parce que c'était du beau boulot.
Une jeune fille monte sur le plateau. Elle est habillée d'une robe étrange composée de formes géométriques aux couleurs criardes et porte une paire d'ailes bricolées illuminées par des diodes de guirlande de Noël.
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