Elle sent monter en elle des sentiments dont elle n'avait pas idée. De peur qu'il ne lise dans ses yeux, elle baisse les paupières. C'est un rempart bien mince face à cette drôle de vague qui déferle en renversant tout sur son passage.
Il lui prend la main aussi délicatement que maladroitement, badigeonne la blessure qui devient déjà une cloque avec une crème dont les reflets étranges ne sont pas sans rappeler ceux des flaques d'huile. Il est nettement moins à l'aise qu'avec une clé à molette. Elle sent son doigt qui effleure le sien. Finalement, elle a bien fait de se brûler. La douleur n'est rien comparée au bonheur qu'elle éprouve.
— Je vais vous emballer ça avec un pansement.
— Je m'appelle Juliette.
Il la regarde.
— Je le sais, je l'ai vu sur vos chèques.
Il hésite.
— Moi, c'est Loïc.
En confiant son nom, il frappe son torse avec sa main pour signifier que c'est bien de lui qu'il parle. On dirait un explorateur qui s'adresse à une créature indigène primitive et veut être certain d'être bien compris. Juliette s'attend à ce qu'il ajoute : « Je viens en paix et je vais te faire de beaux enfants », mais il se contente de terminer le pansement n'importe comment avec un morceau de sparadrap qu'il découpe tel un sauvage avec ses dents.
— Ne tardez pas à montrer la brûlure à un pharmacien, dit-il, je crois que la pommade est périmée.
Juliette lève le doigt et contemple le résultat avec amusement.
— J'espère que vous êtes plus doué pour les soudures, parce que ça m'étonnerait que ça tienne longtemps.
Tous les deux se mettent à rire bêtement, lui comme un sanglier qui fait des bruits avec son groin, et elle comme une chèvre après une insolation. Mais cela n'a aucune importance. Ils sont magnifiques.
Avec douceur, Céline dépose la longue veste à basques sur la grande table de couture. Un modèle comme ceux que portaient les nobles sous le règne de Louis XVI, ayant servi dans différentes pièces du répertoire classique. Sous la lumière vive des lampes, bien étalé, le vêtement ressemble à un patient qui attendrait d'être opéré. C'est un peu ce qui se prépare.
Quand il n'y a pas de costume à créer pour un nouveau spectacle, Céline utilise son peu de temps libre et ses talents pour entretenir et réparer les éléments les plus précieux du stock du théâtre. Elle passe en revue les pièces entreposées et consacre son savoir-faire aux plus abîmées. En l'occurrence, ce sont les coutures du dos qui ont cédé, et quelques ornements brodés qui ont besoin d'être consolidés.
Seule dans l'atelier de confection, Céline choisit son fil sur le râtelier des bobines. Son œil expert hésite entre un coton dont la couleur correspond et un polyester plus sombre mais plus résistant. Elle a toujours aimé coudre et réaliser toutes sortes d'articles. Initiée et formée par une voisine âgée qui possédait une machine, elle avait fait de ses habits de poupée, sacs, pochons et trousses en tous genres ses premiers travaux d'exercice et de jeu. C'est à cette époque que le ronronnement du mécanisme de la vieille Singer était peu à peu devenu sa musique d'enfance, rassurante. Le mouvement régulier de l'aiguille qui, tour à tour, se levait et s'abaissait pour unir des tissus la sécurisait en lui procurant une véritable satisfaction. Associer différentes pièces, les lier pour leur donner une forme et une utilité… Une philosophie en soi. Dès son adolescence, elle avait souhaité en faire son métier, mais ses parents avaient jugé plus rassurant de l'orienter vers des études administratives. Même si cela avait longtemps constitué un regret pour elle, ce n'était plus le cas aujourd'hui puisqu'elle arrivait enfin à exprimer sa passion à travers son engagement dans la troupe.
Par la porte restée ouverte, des pas rapides qui résonnent attirent son attention. Quelqu'un approche en courant. Intriguée, Céline suspend sa couture. Personne ne se hâte jamais dans le théâtre, hormis en coulisses, juste avant le lever de rideau.
Eugénie apparaît soudain, rouge et hors d'haleine.
— Pourquoi galopes-tu comme ça ? s'étonne Céline. Que se passe-t-il ?
La visiteuse reprend son souffle.
— Rien de spécial, j'étais pressée de te voir.
— C'est gentil, mais quand même. Te voilà dans un bel état…
— Personne ne m'a prévenue que tu étais arrivée. Si je n'avais pas vu Ulysse bricoler avec Victor, j'aurais pu te louper !
D'un pas volontaire, Eugénie contourne la table et serre fort son amie dans ses bras.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? On dirait que tu ne m'as pas vue depuis des mois.
— Je suis heureuse de te retrouver, c'est tout.
— Attention de ne pas te piquer avec mon aiguille…
Céline est surprise par cette marque d'affection inhabituelle. Eugénie le sent, mais elle ne peut pas lui avouer que la nuit précédente, sur le toit, il s'en est fallu d'un souffle pour qu'elles ne se revoient jamais.
Après une étreinte bancale, la gardienne relâche son amie et prend place sur l'un des hauts tabourets.
— Je n'avais pas vu Ulysse depuis la semaine dernière. J'ai l'impression qu'il a encore grandi.
— Ne m'en parle pas, j'ai du mal à suivre. Il gagne une taille chaque mois.
— Personne n'est mieux placé que toi pour ajuster ses vêtements.
— Si seulement il me laissait faire ! Mais il préfère les fringues neuves, et de marque en plus, comme ses copains.
— Le voilà déjà à l'âge où les petits gars cherchent à plaire aux filles. Trop mignon.
La couturière lève les yeux au ciel sans ralentir son ouvrage. Ses gestes sont fluides, elle n'hésite pas. Sa dextérité impressionne Eugénie.
— Dis-moi, si ma mémoire est bonne, c'est hier que tu devais retrouver ton don Juan ?
— Je l'ai vu.
La réponse est trop brève pour ne pas être suspecte.
— Bien passé ?
— Il m'a fait poireauter trois quarts d'heure sans même m'envoyer un message. Tu connais la scène de la pauvre fille qui a rendez-vous pour un dîner et qui sent son moral se fissurer au fur et à mesure que les plats des tables voisines défilent… Dire que pendant ce temps-là, je paye une baby-sitter !
— Il avait une bonne raison ?
— « Des trucs à faire… »
— Il s'est excusé au moins ?
— Penses-tu ! Il m'a parlé de son travail, et même de ses futures vacances en famille…
— Quel tact !
— Cerise sur le gâteau, il m'avait donné rendez-vous dans un resto mexicain paumé parce qu'il ne veut pas risquer d'être reconnu dans les excellents établissements qu'il fréquente habituellement.
Céline soulève une mèche de cheveux et désigne un joli bouton rouge sur son front.
— Voilà le seul cadeau de la soirée que je dois à son festin suintant de gras.
Elle est visiblement remontée.
— A-t-il fait allusion à votre avenir commun ? demande Eugénie.
Céline essaie de se concentrer sur sa manche mais n'y parvient pas. Le sujet est trop sensible. Elle finit par poser son aiguille en soupirant.
— Tu sais quoi ? Voilà un mois et demi, j'ai pris le parti de ne plus évoquer notre projet d'installation en couple. Histoire de voir quand lui en parlerait. Je crois que je vais pouvoir patienter longtemps… Je te parie que si je ne remets pas le sujet sur la table, il n'en sera plus jamais question.
Eugénie n'est pas surprise, mais elle doit se garder de l'avouer. Elle ne veut pas faire de peine à son amie. Pourtant, depuis le début, elle se méfie de cette liaison. Céline cherche une histoire d'amour, et l'autre une simple aventure. Association tristement banale d'un espoir et d'un besoin. À ce jeu-là, on sait qui se fait toujours avoir.
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